
Les retours revanchards de néolibéraux aux gouvernements de certains pays d’Amériques latines remettent-ils en question les expériences d’émancipation des dernières décennies ? Les réalités sont plus complexes, nous dit Franck Gaudichaud.
Franck Gaudichaud est maître de conférences en histoire et civilisation de l’Amérique Latine à l’Université Grenoble-Alpes et co-président de France Amérique Latine. Dernier ouvrage paru en français : Chili 1970-1973. Mille jours qui firent trembler le monde, PUR, 2013.
Plutôt que d’une « fin de cycle » en Amérique latine, thème de nombreux débats actuels, on assiste plutôt à un retournement de conjoncture socio-politique et plus exactement aux reflux des forces progressistes ou nationales-populaires dans plusieurs pays clefs, notamment au Venezuela où l’opposition a désormais la main sur le Parlement et où il y a une énorme crise économique et politique et au Brésil, avec le coup de force parlementaire qui a permis la destitution de Dilma Roussef, pays où il existe un mécontentement certain des couches populaires et moyennes face au bilan du Parti des Travailleurs (PT) et, plus encore, face au gouvernement conservateur corrompu actuel. Autres symboles de ces reflux en cours, l’Argentine avec l’arrivée du néolibéral Mauricio Macri, qui est l’homme du patronat et des multinationales, suite à l’échec électoral aux présidentielles de Cristina Kirchner. On pourrait continuer ainsi - mais dans une bien moindre mesure - avec la défaite d’Evo Morales en Bolivie au dernier référendum, même si Morales est toujours populaire, très haut dans les sondages et apparemment sur le point de se représenter, malgré tout. Enfin, il y a des tensions nombreuses et conflits ouverts entre mouvements sociaux-environnementaux, syndicaux ou indigènes et le gouvernement Correa en Equateur. Ces reflux politiques et électoraux relatifs de ce que l’on peut nommer pour aller vite les « progressismes gouvernementaux » et des nouvelles forces politiques qui étaient hégémoniques dans une dizaine de pays sud-américains depuis 2002-2005 s’accompagne d’un bilan critique sur la question de l’extractivisme et de l’utilisation des ressources naturelles, sur les modes de développement et de production, débat animé par certains secteurs des mouvements sociaux et indigènes, ainsi que par des courants de la gauche anticapitaliste (qui reste très minoritaire). Bilan qui, sur le plan des avancées sociales et de reconstruction d’un Etat social dans ces différents pays, est clairement positif comparé avec la période néolibérale antérieure, ainsi que le souligne régulièrement le sociologue brésilien Emir Sader. Toutefois, il ne faut pas s’en tenir au seul niveau étatique et institutionnel, mais voir aussi le bouillonnement populaire qui se poursuit, « par en bas » et en bas à gauche, en termes d’auto-organisation, de création d’espaces autogérés, d’entreprises récupérées, de communautés indigènes qui reprennent en main leur territoire et s’opposent aux multinationales (...)
il y a un ensemble d’expériences qui remet au goût du jour le débat stratégique sur comment transformer le monde et distribuer le pouvoir, sur la nécessité de combiner construction par en bas sans abandonner la transformation radicale de l’État – mais les limites du mouvement progressiste de la décennie montre la difficulté que cela signifie. (...)
On ne peut pas dresser un bilan des différents gouvernements progressistes, sans penser leurs marges de manœuvres réelles au niveau continental et face aux puissances impériales (à commencer par les USA). Un « petit pays », un pays appauvri par le saccage néocolonial comme la Bolivie, peut très difficilement sortir seul de l’échange inégal, de la domination oligarchique interne et des inégalités. Pour créer des alternatives, il faut des partenariats, des associations inter-États et aussi un internationalisme actif entre mouvements populaires. L’expérience cubaine rappelle que l’isolement (et le blocus) accélèrent les involutions internes. Le rêve de Bolivar qu’Hugo Chavez a remis sur le devant de la scène, c’est-à-dire une perspective d’intégration bolivarienne anti-impérialiste, est un enjeu d’une cuisante actualité. Et le reflux des progressismes est aussi lié à son absence. L’évolution régionale a cependant connu des avancées tout à fait intéressantes. (...)
Amériques latines, entre reflux des progressismes et expériences alternatives
3 mars par Franck Gaudichaud
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Les retours revanchards de néolibéraux aux gouvernements de certains pays d’Amériques latines remettent-ils en question les expériences d’émancipation des dernières décennies ? Les réalités sont plus complexes, nous dit Franck Gaudichaud.
Franck Gaudichaud est maître de conférences en histoire et civilisation de l’Amérique Latine à l’Université Grenoble-Alpes et co-président de France Amérique Latine. Dernier ouvrage paru en français : Chili 1970-1973. Mille jours qui firent trembler le monde, PUR, 2013.
Que sont réellement devenues les « tentatives d’alternatives, d’émancipations locales ou nationales, en construction » que tu évoquais en entretien ici même ? |1|
Plutôt que d’une « fin de cycle » en Amérique latine, thème de nombreux débats actuels, on assiste plutôt à un retournement de conjoncture socio-politique et plus exactement aux reflux des forces progressistes ou nationales-populaires dans plusieurs pays clefs, notamment au Venezuela où l’opposition a désormais la main sur le Parlement et où il y a une énorme crise économique et politique et au Brésil, avec le coup de force parlementaire qui a permis la destitution de Dilma Roussef, pays où il existe un mécontentement certain des couches populaires et moyennes face au bilan du Parti des Travailleurs (PT) et, plus encore, face au gouvernement conservateur corrompu actuel. Autres symboles de ces reflux en cours, l’Argentine avec l’arrivée du néolibéral Mauricio Macri, qui est l’homme du patronat et des multinationales, suite à l’échec électoral aux présidentielles de Cristina Kirchner. On pourrait continuer ainsi - mais dans une bien moindre mesure - avec la défaite d’Evo Morales en Bolivie au dernier référendum, même si Morales est toujours populaire, très haut dans les sondages et apparemment sur le point de se représenter, malgré tout. Enfin, il y a des tensions nombreuses et conflits ouverts entre mouvements sociaux-environnementaux, syndicaux ou indigènes et le gouvernement Correa en Equateur. Ces reflux politiques et électoraux relatifs de ce que l’on peut nommer pour aller vite les « progressismes gouvernementaux » et des nouvelles forces politiques qui étaient hégémoniques dans une dizaine de pays sud-américains depuis 2002-2005 s’accompagne d’un bilan critique sur la question de l’extractivisme et de l’utilisation des ressources naturelles, sur les modes de développement et de production, débat animé par certains secteurs des mouvements sociaux et indigènes, ainsi que par des courants de la gauche anticapitaliste (qui reste très minoritaire). Bilan qui, sur le plan des avancées sociales et de reconstruction d’un Etat social dans ces différents pays, est clairement positif comparé avec la période néolibérale antérieure, ainsi que le souligne régulièrement le sociologue brésilien Emir Sader. Toutefois, il ne faut pas s’en tenir au seul niveau étatique et institutionnel, mais voir aussi le bouillonnement populaire qui se poursuit, « par en bas » et en bas à gauche, en termes d’auto-organisation, de création d’espaces autogérés, d’entreprises récupérées, de communautés indigènes qui reprennent en main leur territoire et s’opposent aux multinationales (comme les Shuars en Equateur), de médias communautaires au sein des quartiers populaires urbains ou ruraux (comme Radio Villa Francia ou Canal Señal3 à Santiago du Chili) |2| . Cette ébullition, c’est aussi la construction zapatiste qui reprend du poil de la bête au Mexique puisque l’idée avance d’une candidature d’une femme indigène aux prochaines élections présidentielles, appuyée par un Conseil indigène, ce qui est une excellente nouvelle (après des années de retrait sur leurs terres du Chiapas). Ce sont aussi les conseils communaux et les organisations coopératives rurales existantes dans le cadre du processus bolivarien, dont certains sont encore dynamiques : l’idée de la construction communale perdure malgré la profonde décomposition actuelle. Et malgré les attaques constantes contre les entreprises récupérées en Argentine, on peut parler de conquête sur le long terme pour des dizaines d’entre elles. Dans le Cauca en Colombie ou à Cuba des expériences novatrices d’agro-écologie sont menées, etc. Donc, malgré un certain reflux « en haut » et le retour revanchard des droites, malgré la violence néolibérale et impérialiste, et aussi militaire, paramilitaire et le narcotrafic (au Mexique, en Colombie, en Amérique Centrale), il y a un ensemble d’expériences qui remet au goût du jour le débat stratégique sur comment transformer le monde et distribuer le pouvoir, sur la nécessité de combiner construction par en bas sans abandonner la transformation radicale de l’État – mais les limites du mouvement progressiste de la décennie montre la difficulté que cela signifie.
Y-a-t-il eu une traduction politique des mouvements populaires dans les pouvoirs institués, dans les structures étatiques des différents pays ?
On en revient au débat (intense depuis la fin des années 90) sur « changer le monde sans prendre le pouvoir » (d’État) ou, au contraire, avoir comme objectif la conquête du gouvernement et de l’État par les urnes pour forger une contre-hégémonie face au néolibéralisme en lien avec les mouvements sociaux. Il s’agit globalement d’une fausse dichotomie. Les termes du débat ne sont plus en tout cas – pour l’instant ? -, comme dans les années 70, « voie armée » contre « transition institutionnelle ». On voit que la majeure partie des nouveaux mouvements politiques à gauche, ou des anciens comme le PT, ont pris acte, parfois avant même la chute du Mur, du poids des institutions et des moments électoraux pour essayer de construire un espace. Mais il n’empêche que le dilemme est toujours là : est-ce que lorsqu’on gagne le gouvernement, on s’empare réellement du pouvoir ? Le pouvoir économique, militaire, médiatique, de classe finalement est en grande partie ailleurs : l’État « profond » est beaucoup plus large que le seul gouvernement, et même que le Parlement, que les institutions représentatives. Ce pouvoir réel est souvent difficile à conquérir, encore plus à transformer. D’où l’importance d’insister sur l’auto-organisation, la capacité de construire au niveau local, régional, national des formes de pouvoir populaire constituant, qui puissent se muer finalement en pouvoir populaire constitué. Pourtant le contrôle des États par la gauche a permis les plus importantes avancées sociales de la décennie dans des pays comme l’Equateur, la Bolivie ou le Venezuela. Et si la question du lien entre l’instituant et l’institué, entre mouvements et partis, reste essentielle, tirer les leçons des grands processus révolutionnaires latino-américains du XXe siècle, au Mexique, au Salvador, à Cuba, au Chili, au Nicaragua, etc., l’est tout autant. Quelle rupture à un moment donné avec les vieilles formes d’organisation étatiques, au sein des forces armées ? C’est toute la difficulté de la transformation sociale qui est en cours, par exemple, en Bolivie. Cela a aussi été l’objet des discussions à gauche lors de la récente campagne présidentielle en Équateur entre Alianza País et d’autres secteurs qui dressent un bilan très critique de la gestion de Correa : sur l’expansion de la frontière minière, de la déforestation, de l’extraction massive des ressources au profit des multinationales. Il y a là une vraie question directement liée aux modes de production, d’accumulation et d’exploitation de la nature qui se poursuivent.
Comment ont évolué les relations entre les Amériques latines et les efforts de consolidation de partenariat régional ?
Les intégrations régionales sont aussi effectivement essentielles. On ne peut pas dresser un bilan des différents gouvernements progressistes, sans penser leurs marges de manœuvres réelles au niveau continental et face aux puissances impériales (à commencer par les USA). Un « petit pays », un pays appauvri par le saccage néocolonial comme la Bolivie, peut très difficilement sortir seul de l’échange inégal, de la domination oligarchique interne et des inégalités. Pour créer des alternatives, il faut des partenariats, des associations inter-États et aussi un internationalisme actif entre mouvements populaires. L’expérience cubaine rappelle que l’isolement (et le blocus) accélèrent les involutions internes. Le rêve de Bolivar qu’Hugo Chavez a remis sur le devant de la scène, c’est-à-dire une perspective d’intégration bolivarienne anti-impérialiste, est un enjeu d’une cuisante actualité. Et le reflux des progressismes est aussi lié à son absence. L’évolution régionale a cependant connu des avancées tout à fait intéressantes. Par exemple le projet de l’Alliance bolivarienne des peuples de Notre Amérique (ALBA) était tout à fait original, quand il a été impulsé par Chavez, c’est-à-dire la possibilité du « troc » entre pays, de la complémentarité, de recevoir plus qu’on ne donne si on est une petite économie, par exemple de recevoir du pétrole vénézuélien pour apporter un peu de biens alimentaires, quand on est une petite île comme la Dominique ou même Cuba. Le projet est intéressant, mais il est rapidement rentré en crise en même temps que la crise du processus bolivarien, et s’est aussi heurté à d’autres obstacles (dont les intérêts contradictoire de la puissance brésilienne). Il faut aussi souligner des avancées politiques et diplomatiques tout à fait notables, avec la construction à partir de 2009 de l’UNASUR, l’Union des nations du Sud : pour la première fois les 22 pays sud-américains se regroupent au sein d’une entité diplomatique, mais aussi de gestion et de règlement des conflits, sans la OEA (Organisation des États Américains) et donc sans les États-Unis (...)