
J’ai écrit ces notes dans les jours qui ont suivi mon passage à l’émission « Arrêt sur images ». J’avais, dès ce moment-là, le sentiment que ma confiance avait été abusée, mais je n’envisageais pas de les rendre publiques, pensant qu’il y aurait eu là quelque chose de déloyal. Or voilà qu’une nouvelle émission de la même série revient à quatre reprises — quel acharnement ! — sur des extraits de mes interventions, et présente ce règlement de comptes rétrospectif comme un audacieux retour critique de l’émission sur elle-même. Beau courage en effet : on ne s’est guère inquiété, en ce cas, d’opposer des « contradicteurs » aux trois spadassins chargés de l’exécution critique des propos présentés.
Ceux qui auraient encore pu douter, après avoir vu la première, que la télévision est un formidable instrument de domination devraient, cette fois, être convaincus : Daniel Schneidermann, producteur de l’émission, en a fait la preuve, malgré lui, en donnant à voir que la télévision est le lieu où deux présentateurs peuvent triompher sans peine de tous les critiques de l’ordre télévisuel.
« Arrêt sur images », La Cinquième, 23 janvier 1996. L’émission illustrera parfaitement ce que j’avais l’intention de démontrer : l’impossibilité de tenir à la télévision un discours cohérent et critique sur la télévision. Prévoyant que je ne pourrais pas déployer mon argumentation, je m’étais donné pour projet, comme pis-aller, de laisser les journalistes jouer leur jeu habituel (coupures, interruptions, détournements, etc.) et de dire, après un moment, qu’ils illustraient parfaitement mon propos. Il aurait fallu que j’aie la force et la présence d’esprit de le dire en conclusion (...)
Daniel Schneidermann m’avait proposé à plusieurs reprises de participer à son émission. J’avais toujours refusé. Début janvier, il réitère sa demande, avec beaucoup d’insistance, pour une émission sur le thème : « La télévision peut-elle parler des mouvements sociaux ? » J’hésite beaucoup, craignant de laisser passer une occasion de faire, à propos d’un cas exemplaire, une analyse critique de la télévision à la télévision.
Après avoir donné un accord de principe subordonné à une discussion préalable sur le dispositif, je rappelle Daniel Schneidermann, qui pose d’emblée, comme allant de soi, qu’il faut qu’il y ait un « contradicteur ». Je ne me rappelle pas bien les arguments employés, si tant est qu’il y ait eu arguments, tellement cela allait de soi pour lui. J’ai cédé par une sorte de respect de la bienséance : ne pas accepter le débat, dans n’importe quelles conditions et avec n’importe qui, c’est manquer d’esprit démocratique. (...)
Dans une seconde conversation, je m’aperçois que plusieurs de mes propositions d’extraits ont été remplacées par d’autres. Dans le « conducteur » final, je verrai apparaître un long « micro-trottoir » sans intérêt visant à montrer que les spectateurs peuvent dire les choses les plus opposées sur la représentation télévisuelle des grèves, donc à relativiser d’avance les « critiques » que je pourrais faire (cela sous prétexte de rappeler l’éternelle première leçon de tout enseignement sur les médias : le montage peut faire dire n’importe quoi à des images). (...)
Au cours des discussions téléphoniques, j’avais aussi fait observer que les « contradicteurs » étaient maintenant deux, et deux professionnels (il apparaîtra, dès que je ferai une brève tentative pour analyser la situation dans laquelle je me trouvais, qu’ils étaient quatre) ; j’avais exprimé le souhait qu’ils n’abusent pas de l’avantage qui leur serait ainsi donné. En fait, emportés par l’arrogance et la certitude de leur bon droit, ils n’ont pas cessé de me prendre la parole, de me couper, tout en proférant d’ostentatoires flatteries : je pense que dans cette émission où j’étais censé présenter une analyse sociologique d’un débat télévisé en tant qu’invité principal, j’ai dû avoir la parole, au plus, pendant vingt minutes, moins pour exposer des idées que pour ferrailler avec des interlocuteurs qui refusaient tous le travail d’analyse.
Daniel Schneidermann m’a appelé plusieurs fois, jusqu’au jour de l’émission, et je lui ai parlé avec la confiance la plus entière (qui est la condition tacite, au moins pour moi, de la participation à un dialogue public), livrant ainsi toutes mes intentions. Il ne m’a rien dit, à aucun moment, des intentions de mes « contradicteurs ». (...)
Faire la critique de la télévision à la télévision, c’est tenter de retourner le pouvoir symbolique de la télévision contre lui-même cela en payant de sa personne, c’est le cas de le dire : en acceptant de paraître sacrifier au narcissisme, d’être suspect de tirer des profits symboliques de cette dénonciation et de tomber dans les compromissions de ceux qui en tirent des profits symboliques, c’est-à-dire les « médiatiques ». (...)
En fait, j’ai surtout l’impression d’avoir seulement réussi à me mettre dans la situation du poisson soluble (et conscient de l’être) qui se serait jeté à l’eau.
La disposition sur le plateau : les deux « contradicteurs » sont assis, en chiens de faïence (et de garde), de part et d’autre du présentateur, je suis sur le côté, face à la présentatrice. On m’apporte le « conducteur » de l’émission : quatre seulement de mes propositions ont été retenues et quatre « sujets » ont été ajoutés, dont deux très longs « micro-trottoirs » et reportages, qui passeront, tous destinés à faire apparaître la relativité de toutes les « critiques » et l’objectivité de la télévision. Les deux qui ne passeront pas, et que j’avais vus, avaient pour fin de montrer la violence des grévistes contre la télévision.
Conclusion (que j’avais écrite avant l’émission) : on ne peut pas critiquer la télévision à la télévision parce que les dispositifs de la télévision s’imposent même aux émissions de critique du petit écran. L’émission sur le traitement des grèves à la télévision a reproduit la structure même des émissions à propos des grèves à la télévision.
Ce que j’aurais voulu dire
La télévision, instrument de communication, est un instrument de censure (elle cache en montrant) soumis à une très forte censure.