
À partir d’un bilan critique de la LCR, du NPA, d’Ensemble et de la FI, ce texte revient sur les limites voire les impasses qui ont émergé dans la gauche radicale française depuis les années 2000, et avance des propositions concernant les formes d’organisation et les options stratégiques nécessaires. Rédigé par des militant·es ou d’ancien·nes militant·es d’Ensemble ! Publié initialement sur le site Contretemps.
Il n’y aura pas de retour à la normale. La pandémie du Covid-19 est le premier phénomène mondial auquel l’écrasante majorité de la population est confrontée de manière quasi concomitante. Elle révèle les contradictions et les limites actuelles du capitalisme en mettant à nu et en aggravant les contradictions du modèle actuel d’accumulation de capital : chaînes de production étirées et à flux tendu, zéro stock, planification rendue impossible par le recours au tout marché et donc États incapables de répondre de manière rapide et efficace, systèmes de santé affaiblis… Mais elle entre aussi en résonance avec une crise écologique et climatique dont l’accélération et les manifestations de plus en plus dramatiques (destruction de la biodiversité, déforestation accélérée, fonte des glaces, développement d’une agriculture intensive et industrialisée…) menacent les équilibres naturels et la survie même de la civilisation humaine s’il n’y a pas de rupture écosocialiste avec le capitalisme.
Face à l’épuisement de leur projet, incapables de proposer un horizon « souhaitable » pour le plus grand nombre, les tenants du néo-libéralisme ne font plus que recycler formules et symboles anciens… parfois jusqu’à la caricature (...)
Le problème est que face à Macron, les forces antilibérales et anticapitalistes, ainsi que le mouvement ouvrier en crise, sont incapables de proposer une alternative crédible. C’est paradoxal alors que la critique du capitalisme est désormais audible largement. (...)
Le retour de l’idée communiste chez de plus en plus de penseurs radicaux et le relatif regain d’intérêt observable dans une partie très minoritaire de la jeunesse se heurte en effet à l’absence de partis politiques ayant une audience significative et capables de forger des réponses stratégiques dans le feu des contradictions du capitalisme et de l’intérieur même des luttes. Et quand ces idées radicales sont mobilisées, c’est trop souvent par des petites organisations et trop souvent avec un rapport fétichiste et dogmatique au marxisme, tentation qui se renforce chez les anticapitalistes à mesure que les défaites sociales s’accumulent et que notre impuissance à peser dans le champ politique grandit. (...)
Pour nous, il est temps que les anticapitalistes rompent avec le commentaire politique stérile et les interminables débats stratégiques abstraits. La restructuration du champ politique et la marginalisation des anticapitalistes nous forcent aujourd’hui à nous reposer la question d’une structuration spécifique des anticapitalistes.
Mais s’il faut s’y remettre, commençons par ne pas nous épuiser à refaire les mêmes erreurs qui nous ont fait tant de mal par le passé et prenons le temps d’aborder à nouveau certains débats de fond pour préciser notre projet, ses lignes de force et ses délimitations.
Se garder de l’illusion sociale et de l’illusion politique
L’illusion sociale : du contre-pouvoir impuissant à l’insurrection qui ne vient pas (...)
Aujourd’hui, nous ne sommes pas sorti-es des impasses de l’illusion sociale, en partie parce que les courants de gauche ont été incapables de faire émerger une alternative politique crédible. Sauf que cette « illusion sociale » s’est largement diffusée depuis. Elle ne concerne plus seulement des secteurs militants du « mouvement social », comme la mouvance anarchiste et libertaire. Elle s’exprime aussi dans la mobilisation des Gilets Jaunes, quelle que soit sa portée subversive, mais aussi dans les variations sur la « destitution » autour de la mouvance Lundi.am-Comité Invisible.
L’illusion politique : à la recherche de la révolution citoyenne perdue
Si tout ne se joue pas dans la rue et par en bas, tout ne se joue pas non plus par en haut et par les urnes. La « révolution par les urnes » de Mélenchon est tout autant une impasse que le fantasme de l’insurrection spontanée.
L’« illusion politique », c’est à dire « le fait de considérer que la société peut être transformée seulement à travers les institutions de la politique représentative – à commencer par le cycle électoral parlementaire – sans intervention des luttes sociales »[5] est l’autre face symétrique de l’illusion sociale. (...)
La structuration et le fonctionnement de la FI, qui n’a jamais voulu réellement organiser en son sein la confrontation des idées qui traversent la société et le mouvement social, ne lui ont pas permis d’être un creuset de la recomposition politique à gauche. Et son refus de jouer un autre rôle que de soutien passif et de relais électoral des luttes sociales lui a interdit de jouer un rôle positif dans la convergence et la radicalisation des luttes. La FI s’est contentée de vouloir apparaître comme le débouché électoral des colères sociales, la voix d’un peuple mythifié et non comme un véritable acteur politique engagé dans la reconstruction d’une conscience de classe en crise.
La politique a aussi besoin de partis
La faillite et les nombreuses trahisons de la social-démocratie française, l’accumulation des défaites, l’absence prolongée d’une alternative politique de masse, le développement du carriérisme et de la bureaucratisation dans les vieux partis de gauche, la crise du modèle stalinien pyramidal et du modèle trotskyste avant-gardiste du parti ont contribué à délégitimer durablement la forme classique de l’organisation politique, le parti.
De nouvelles formes d’organisation dites citoyennes, plus « liquides », plus « gazeuses », se sont imposées comme des alternatives à une forme d’organisation considérée désormais comme un obstacle en soi à l’émancipation collective et à l’action politique. Sans doute faut-il s’adapter aux nouvelles façons de faire de la politique, en particulier depuis le développement des réseaux sociaux. Aujourd’hui de nombreux-ses militant-es font de la politique hors des partis politiques. Mais peut-on vraiment se passer totalement du parti politique comme lieu d’élaboration démocratique où se tranchent les débats d’orientation stratégique ?
L’abandon de la forme parti au profit d’une structuration en mouvement citoyen « gazeux » entretient le flou sur la façon dont sont réellement arbitrés et tranchés les désaccords. La figure mythifiée du citoyen et du peuple ne peut pas jouer le rôle historique dévolu au parti et la forme mouvement ne protège absolument pas des problèmes de démocratie et de bureaucratisation.
Au final d’ailleurs, cela a eu comme effet une régression démocratique et une vraie difficulté à organiser sur la durée la confrontation des idées et des options stratégiques tant au Front de Gauche qu’à la France Insoumise. (...)
L’« illusion citoyenniste » évacue le problème des antagonismes et des superstructures générées par le système capitaliste au profit d’un recours à une parole fétichisée d’un peuple dont on oublie un peu facilement qu’il est traversé par des dynamiques contradictoires, y compris réactionnaires, a fortiori dans une période de défaites. La parole de la figure du citoyen se retrouve sacralisée tout en étant dépolitisée, avec tous les dangers aventuristes et plébiscitaires que cela peut encourager.
D’une certaine manière, Ensemble ! est le produit indirect de la crise des vieux partis de la gauche anticapitaliste et communiste. Créé au sein du Front de Gauche, il en a subi de plein fouet la crise et la disparition. Son déclin a été accéléré par l’absence d’une compréhension commune du sens d’une organisation politique. La disqualification même d’une organisation nationale avec le principe de la souveraineté absolue des collectifs locaux, le règne de l’informel, de la substitution du droit de véto fétichisé à la recherche légitime d’accords politiques larges dans l’organisation ont entraîné la dévitalisation des débats par absence de possibilités réelles de trancher sur la plupart des questions tactiques. (...)
Il est temps de reconnaître qu’il n’y a pas de raccourci. La dégénérescence des vieux partis politiques nous oblige à repenser les pratiques militantes et démocratiques partidaires mais ne nous dispense pas de recréer des partis rénovés et adaptés à la période.
La démocratie partidaire reste un garant de la lutte pour une démocratie socialiste et « un moyen de résister dans une certaine mesure aux effets dissolvants de l’idéologie dominante ». Comme l’écrit Daniel Bensaïd, sans parti,
« Comment éviter qu’une collectivité volontairement réunie autour d’un projet politique ne voit sa souveraineté vidée de contenu par la logique marchande, le plébiscite médiatique permanent, ou un centralisme démocratique présidentialiste inavoué ? »
Exploitation, lutte des classes et sujet révolutionnaire
Le cercle vicieux des défaites combiné avec la fin des grandes unités de production et le développement de la sous-traitance ont profondément reconfiguré l’organisation du travail. (...)
On parle de moins en moins de l’ouvrièr-e ou du/de la prolétaire comme sujet révolutionnaire mais plutôt de la « multitude » ou du « peuple ». Comme si l’exploitation de la force de travail ne jouait plus qu’un rôle marginal dans l’émergence d’une conscience de classe.
Avec le mouvement des « Gilets Jaunes » émerge une nouvelle figure politique, manifestation politique de cette population relativement éloignée de la conflictualité sur le lieu de travail, pour qui les contradictions sociales se manifestent sous des formes directement politiques, en particulier la fiscalité directe ou indirecte. Mouvement bousculant les schémas établis, diffusé par les réseaux sociaux, bénéficiant de la bienveillance des mass medias capitalistes dans un premier temps, se réclamant apolitique, les Gilets Jaunes avaient leurs propres modes d’action et ont eu très rapidement un soutien très large dans la population. (...)
Il faut chercher à comprendre et intégrer ces nouveaux mouvements, porteurs de formes innovantes de radicalité sociale, certes pas pour entériner l’émiettement mais pour recréer une cohérence prolétaire, seule façon de lier exploitation économique, conscience de classe et lutte de classe. La figure du/de la prolétaire apparaît comme la seule catégorie capable d’embrasser la globalité des masses laborieuses qui, au-delà de leurs conditions de vie parfois très différentes, partagent le destin commun de ne pouvoir vivre « qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital »[6].
Anticapitalisme et antiracisme
Mais attention néanmoins, un-e prolétaire ne se définit pas uniquement par sa place dans les rapports de production. Il/elle peut aussi subir des rapports d’oppression de race et/ou de genre. L’antiracisme est donc un élément stratégique de toute politique émancipatrice. Toutefois, il ne faut pas concevoir l’antiracisme juste comme une lutte importante juxtaposée à la lutte économique en tant que phénomène ahistorique existant toujours et de tout temps de manière similaire. Le racisme, à l’instar du patriarcat, est constitutif de la genèse même de la société capitaliste tout en étant reconfiguré par celle-ci (...)
C’est un levier puissant de division aux mains des capitalistes. Polémiques sur le voile, sur le burqini, discours sur l’ensauvagement de la société, projet de loi à venir sur le « séparatisme », version reformulée du « communautarisme », carte blanche donnée à la police par le gouvernement qui cautionne de fait les violences policières et le racisme institutionnel dans la police, il y a une volonté de diviser les catégories populaires et de faire des racisé.es, migrant-es ou non, des boucs émissaires de la crise.
Pourtant, la gauche en France, y compris la gauche radicale, a toujours eu du mal à avoir une approche dialectique de la religion et a souvent hésité à se solidariser avec les musulmanes discriminées en tant que telles, craignant de cautionner des discours réactionnaires. Cela tient à un raisonnement excessivement simpliste de lutte contre la « réaction » adoptant une approche non différenciée entre oppresseurs et opprimés, qui refuse de poser la question principielle du rassemblement des exploitées. (...)
Face au harcèlement raciste systématique dont sont victimes les femmes voilées, hésiter à défendre une femme portant un hidjab revient à renoncer à une stratégie anticapitaliste.
Autre erreur faite trop souvent par la gauche française dans son ensemble, le fait de résumer le racisme à des questions de bavures et de dérives individuelles qu’on pourrait combattre grâce à un antiracisme moral résolu, alors que le racisme doit être considéré comme un rapport social structuré par en haut par les classes dominantes et par l’État. Notre antiracisme doit donc forcément être politique, dans le sens où il s’attaque à des rapports sociaux structurels d’oppression et à des politiques ou des discours d’État bien davantage qu’à des individus racistes malfaisants et immoraux.
L’antiracisme politique est en effet la seule arme efficace face au racisme systémique, une arme qui permet d’ailleurs aussi de penser le croisement et l’articulation des rapports de domination de genre et de race et les rapports d’exploitation en refusant de les opposer, de les hiérarchiser ou de les isoler. (...)
Cependant, suite aux attentats terroristes d’octobre 2020, on assiste à une offensive généralisée du gouvernement, du Printemps Républicain, de la droite et de l’extrême-droite qui instrumentalisent ces attentats pour stigmatiser les musulman(e)s et imposer des réformes qui sapent l’État de droit. Les militantes et collectifs de l’antiracisme politique et une partie de la gauche sont caricaturés comme « islamo-gauchistes » et sommé-es de se fondre dans une union nationale islamophobe et autoritaire. Plus que jamais, il y a un enjeu stratégique à construire un front antiraciste large avec toutes celles et tous ceux qui refusent l’islamophobie et le racisme systémique. Et cela aurait dû commencer par une mobilisation contre l’interdiction d’associations comme le CCIF, le projet de loi contre le séparatisme et l’ensemble des lois liberticides.
Anticapitalisme et féminisme
Un autre défi des anticapitalistes est de prendre en compte la nouvelle phase de mobilisation féministe et l’émergence de nouvelles générations féministes avec le mouvement #Metoo et ses multiples déflagrations. Elles ont permis des avancées, au moins dans les esprits et dans les termes dans lesquels le débat public est posé aujourd’hui sur ce sujet. (...)
Le féminisme ne peut plus être traité comme une question secondaire ou comme la simple défense d’une égalité formelle entre les femmes et les hommes. C’est d’autant plus stratégique dans un contexte où un féminisme d’État s’est développé, sous la forme de discours et de politiques publiques chargées de promouvoir les droits des femmes et l’égalité femmes-hommes mais qui au final instrumentalisent ces thématiques à des fins racistes et néo-impérialistes tout en imposant un féminisme libéral et individualiste.
Ce féminisme d’État vise souvent à donner un vernis progressiste et égalitaire à des politiques néolibérales qui aggravent les inégalités sociales à commencer par les inégalités femmes-hommes. Le féminisme néolibéral défend plus l’égalité des chances que l’égalité des droits, cautionnant l’idée que l’égalité réelle est d’abord une affaire de responsabilité individuelle, chaque femme étant formellement « libre » de choisir sa vie. Ce féminisme privilégie au final les femmes bourgeoises.
Un féminisme du plus grand nombre passe au contraire par une émancipation collective des femmes en première ligne face aux politiques néolibérales et qui subissent de plein fouet les inégalités de salaire, la précarité, le chômage, la pauvreté et les discriminations. Il ne peut faire l’économie de penser la diversité des vécus et la pluralité des modalités de l’oppression sexiste. Le vécu et les luttes des femmes musulmanes portant un foulard, des femmes de ménage ou des femmes de chambre souvent racisées doivent être davantage visibilisé-es, passer de la marge au centre du débat et de l’action. (...)
À l’instar du racisme, le patriarcat est une composante structurelle de la société capitaliste. C’est pourquoi l’une des voies possibles et a priori souhaitables est la construction d’un mouvement de masse en lien avec les syndicats, la gauche, les organisations antiracistes, pour pouvoir faire reculer l’offensive actuelle des mouvements d’extrême-droite populistes contre les droits des femmes.
Dans tous les cas, les débats spécifiques au mouvement féministe, mais aussi en lien avec le mouvement LGBTI, sont essentiels à la politisation des masses et à la revendication et aux gains de nouveaux droits. (...)
La gauche anticapitaliste doit donc clarifier un certain nombre de défis stratégiques pour pouvoir sortir de sa marginalité politique (...)
Anticapitalistes, communistes, qui sommes-nous ?
Acter la pluralité de l’anticapitalisme, y assumer un marxisme « ouvert » (...)
L’anticapitalisme est forcément pluriel. C’est un espace de dialogue, de croisement et de confrontation entre plusieurs méthodes et chemins de rupture avec le capitalisme pour aller vers l’émancipation du genre humain et la sauvegarde de la planète. (...)
Grèves de masse, entreprises autogérées, mobilisations antiracistes, féministes, expérimentations sociales collectives, « zones à défendre »… C’est par l’articulation de multiples pratiques et la recherche de solutions alternatives (conseils ou usines sous contrôle des salarié-es) qu’on trouvera un chemin vers l’émancipation collective.
S’organiser oui, mais comment ? (...)
Nous ne pourrons pas rester très longtemps encore de simples spectateurs de la vie politique de ce pays. Il faudra débattre collectivement, confronter et dialoguer avec les diverses initiatives qui existent aujourd’hui dans la gauche anticapitaliste. Mais il faudra agir en ce sens quoi qu’il arrive. Et vite !