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Mediapart
Anxieté et burn-out : les travailleuses du podcast peinent à faire respecter leurs droits
Article mis en ligne le 19 octobre 2021
dernière modification le 19 novembre 2023

Alors que se tient le Paris podcast festival, moment phare pour ce secteur en plein boom, Mediapart a rencontré une vingtaine de ses travailleuses. Elles sont nombreuses à décrire des conditions de travail difficiles et un dialogue social trop faible. Premier volet d’une enquête en deux parties. (...)

un tiers des Français déclarent écouter des podcasts, selon l’étude dévoilée à l’occasion du festival. Une hausse de plus de 40 % en deux ans.

Pourtant, ce succès est le fruit du travail acharné d’une myriade de petits studios et de leurs centaines de collaborateurs – jeunes et féminins dans leur écrasante majorité (dans cet article, les groupes seront donc genrés au féminin). Et depuis la publication en juillet d’une enquête de Télérama sur le management « qui fait des dégâts » chez Louie Media, une de ces jeunes pousses les plus en vue, les langues se délient peu à peu. (...)

Mediapart a enquêté sur les coulisses d’une industrie émergente, qualifiée de « far west » par plusieurs de nos interlocuteurs, où les travailleuses peinent à faire respecter leurs droits. Nouvelles Écoutes, Binge Audio, Louie Media, Paradiso… Nous avons rassemblé les témoignages d’une vingtaine de salariées passées par les studios les plus prestigieux. Elles racontent des conditions de travail difficiles, des relations de pouvoir inégalitaires et des conflits récurrents (le deuxième volet de cette enquête portera sur la rémunération des travailleuses du secteur).

Interrogés sur les conditions de travail qu’ils imposent à leurs collaboratrices, les studios de podcast répondent à l’unisson qu’ils sont encore jeunes, et que l’économie de leur milieu « est en construction », pour reprendre la description des dirigeants de Paradiso, jeune entreprise réputée qui vient de lever plusieurs millions d’euros avec l’appui de la Banque publique d’investissement.

En face, certaines salariées souffrent des manquements de leurs employeurs et n’ont souvent personne vers qui se tourner en cas de conflit : elles évoluent dans un monde où les services des ressources humaines ne sont rien de plus qu’embryonnaires – souvent gérés directement par les dirigeants ou externalisés – et où la représentation salariale et les syndicats sont quasi inexistants, tandis qu’aucune convention collective propre au podcast ne les protège.
Une enquête interne à l’association Prenons la une

L’enquête de Télérama sur Louie Media (studio qui a produit la remarquée série sur l’inceste Ou peut-être une nuit, signée par sa cofondatrice Charlotte Pudlowski) a été la première à mettre les pieds dans le plat. Elle a été ressentie comme une déflagration dans ce petit monde. L’article raconte un « turn-over quasi constant » causé par « un management qualifié de “violent” ». (...)

En réponse, Louie Media a annoncé lancer un audit indépendant. Les deux cofondatrices ont néanmoins assuré que « l’article en question contient des contre-vérités factuelles ». Ce n’est pas la conclusion, datée de juillet dernier, d’une enquête interne de Prenons La Une (PLU), à laquelle Mediapart a eu accès. L’association regroupe de nombreuses jeunes journalistes, dont des travailleuses du podcast. À l’époque, Mélissa Bounoua, l’une des deux fondatrices de Louie Media, était membre de son conseil d’administration. (...)

« Au moins neuf salariées » y témoignent d’un « management qualifié de violent via une surcharge de travail », d’« humiliations personnelles, dénigrement professionnel (entraînant au moins deux burn-out reconnus par les médecins) » ou d’« une mise en concurrence des salariées ». Selon les enquêtrices de l’association, « accumulés, les éléments conduisent à la définition légale du harcèlement moral ». (...)

Selon plusieurs des membres et des échanges que nous avons pu consulter, si Mélissa Bounoua n’a pas eu accès aux accusations précises énoncées contre le management de son entreprise, c’est parce qu’elle a refusé à plusieurs reprises de rencontrer les enquêtrices. Elle a finalement démissionné de l’association le 17 juillet, juste après en avoir été suspendue.

Le jour même, Joël Ronez, cofondateur de Binge Audio et directeur du Syndicat des studios de podcast indépendants (PIA), prévenait sur Twitter : « Cette affaire ne concerne pas que Louie Media, elle est aussi un coup de semonce pour tous les employeurs de PME dans les médias, et doit nous inciter à questionner nos pratiques, à nous améliorer et à nous former. C’est notre responsabilité collective. »

On ne saurait mieux dire. La majorité des salariées que nous avons interrogées témoignent de la souffrance qu’elles ont ressentie en se frottant à ce monde en plein bouillonnement. Au cours de leur courte carrière, plusieurs ont été arrêtées par leur médecin, trop mal en point pour pouvoir continuer. (...)

« Notre génération est celle qui essuie les plâtres du podcast, de ses modes de production et de ses financements », abonde Adélie Pojzman Pontay, autre ancienne de Louie Media, qui collabore avec plusieurs studios français, anglais et américains. « Le podcast, c’est précaire, ajoute l’indépendante Noémie Gmur. Si tu veux en vivre, tu dois conjuguer beaucoup de projets, sans être payée vraiment ce que tu as travaillé, parfois en étant payée très tard. Il y a peu de places, peu d’élues, peu de transparence. »

Si le parcours des indépendantes est semé d’embûches, les salariées embauchées directement dans les studios de podcast racontent, elles aussi, de difficiles conditions de travail. (...)

Rapidement après son entrée dans l’entreprise, Juliette croule sous la charge de travail. Ses prédécesseures ne sont jamais restées plus de deux saisons. « Nous sommes très vigilants sur la charge de travail : pas de travail en dehors des heures de bureau et donc pas le soir ni le week-end ou les jours fériés, ni pendant les congés, affirme cependant l’entreprise. Dans les très rares occasions où un salarié doit travailler le week-end, des jours de récupération sont systématiquement proposés. » Un récit contredit par au moins trois anciennes salariées, toutes à des postes de responsabilité.

Effondrement collectif chez Binge Audio (...)

« Nous ne sommes pas à égalité, et pourtant ils te donnent l’impression que tu dois t’engager autant qu’eux. Sauf qu’eux ont des parts dans l’entreprise. »
Marie, ex-salariée de Paradiso (...)

Depuis janvier 2021, quatre arrêts maladie ont été posés à Binge Audio. « C’est 20 % de notre effectif, s’inquiète le délégué du personnel suppléant, Quentin Bresson. Ce sont des arrêts liés à des situations de stress au travail. Les solutions apportées vont dans le bon sens mais ne sont pas du tout suffisantes. »

« On est pas mal, entre 20 et 30 ans, passionnées de son, à avoir été dégoûtées, cassées dans notre travail, au prix de notre santé, abonde Déborah. La loi prévoit qu’un employeur protège ses salariés. Il est temps de l’appliquer. »

Échanges houleux chez Paradiso (...)

Pour celles et ceux qui tiennent le coup et restent dans les entreprises, le combat pour de meilleures conditions de travail n’est pas toujours aisé. Les studios se sont pour la plupart lancés sans moyens, leurs résultats économiques sont fluctuants, et tout reste à faire.
La mobilisation des salariées fait bouger les lignes

Ainsi, les bureaux de Paradiso sont lumineux, bien agencés, décorés de plantes et de canapés en osier. Mais pendant de longs mois, les salariées ne disposaient ni de bureau fixe, ni de tickets-restaurant, ni d’ordinateur de travail – pas même l’ancienne rédactrice en chef.

Si le flex office est bien la règle à Paradiso, l’entreprise indique avoir commandé récemment un ordinateur pour sa vingtaine de collaborateurs, après n’en avoir acheté que cinq à l’automne 2019. Le studio négocie aussi avec un fournisseur l’arrivée prochaine de tickets-restaurant, tout en rappelant que la loi ne les rend pas obligatoires.

À Binge Audio, c’est la mobilisation des salariées qui fait bouger les lignes. L’entreprise est l’un des rares studios de podcast à avoir installé un comité social et économique (CSE), où les salariés désignent des représentants.

La liste des petites victoires ne cesse de s’y allonger, comme l’explique Quentin Bresson, délégué du personnel suppléant. Autant de mises en conformité avec le droit du travail (...)

Certains dirigeants de studio, comme Lorenzo Benedetti, affirment espérer eux aussi voir se constituer des regroupements de salariés, afin de trouver des interlocuteurs organisés et aptes à discuter. Mais dans ce secteur hyperconcurrentiel et en plein boom, de nombreuses salariées pensent que parler fort, c’est risquer de voir ses idées jetées directement à la poubelle et de perdre ses revenus.

La tension est en tout cas palpable. Au cours de notre enquête, plusieurs témoins ont souhaité faire lire leur témoignage par leur avocate, et elles ont été nombreuses à relire plusieurs fois leurs citations, afin d’être certaines de ne pas avoir prononcé un mot plus haut que l’autre. Du côté des studios, la crispation est tout aussi présente. Dans ses réponses à nos questions, Paradiso n’a par exemple eu de cesse d’insister sur sa « fragilité ». Son dirigeant nous a glissé : « Tout le monde a peur. Nous aussi. »