
Le fonctionnement de cette application, encore à l’état embryonnaire, n’a été que succinctement évoqué par le secrétaire d’Etat au Numérique dans la perspective d’une sortie du confinement. Mais elle se rapproche du système de surveillance utilisé à Singapour et découle d’une initiative européenne dont on connaît davantage les contours.
Le vent tourne vite en période d’épidémie. Le 26 mars, Christophe Castaner balayait sur France 2 l’idée d’un recours, en France, à un outil numérique de traçage pour enrayer l’épidémie de coronavirus. "Ce n’est pas la culture française", lâchait-il alors. Deux semaines plus tard, pourtant, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique, Cédric O, et le ministre de la Santé, Olivier Véran, ont levé le voile sur un projet... d’application retraçant les contacts des malades et baptisé StopCovid. Le 5 avril, le ministre de l’Intérieur s’est dit "convaincu (...) que c’est un outil qui sera retenu et soutenu par l’ensemble des Français", tant qu’il apporte des garanties d’efficacité et de respect des libertés. (...)
Selfies et géolocalisation
En Chine, les déplacements sont désormais contrôlés à l’aide d’une application qui attribue aux utilisateurs un QR code associé à une couleur, en fonction de leur risque de contagiosité. Le mode de calcul est opaque, mais prend en compte les données de géolocalisation pour déterminer si l’utilisateur a côtoyé des cas dépistés ou voyagé dans des zones à risque. Si le code est vert, l’accès est autorisé. S’il est orange ou rouge en revanche, impossible d’entrer dans le métro, les magasins ou même certaines résidences. (...)
Ailleurs, les téléphones sont utilisés pour contrôler le respect du confinement. Comme à Taïwan, où le signal téléphonique est scruté pour s’assurer que l’appareil ne quitte pas le domicile, mais aussi qu’il n’est jamais éteint. Les autorités promettent une intervention de la police dans le quart d’heure en cas d’alerte, rapporte Reuters. Et elles appellent aussi deux fois par jour, pour s’assurer que les habitants ne sont pas sortis sans leur portable. Ce principe est aussi utilisé en Pologne (...)
D’autres pays, enfin, retracent les contacts des personnes dépistées pour les mettre en quarantaine, par d’autres moyens que ceux envisagés en France. (...)
Un projet européen proche de celui de Singapour
En France, le gouvernement affirme n’étudier aucune de ces options. Et propose une autre voie : une application "installée volontairement" qui "enregistre les références" de la personne croisée via "le Bluetooth", a expliqué Cédric O mercredi 8 avril dans une interview au Monde. "L’application ne géolocalisera pas les personnes", assure-t-il. Si le secrétaire d’Etat évoque la mise en place d’une "task force française" pilotée par l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), elle se base sur un système développé par un regroupement de chercheurs et développeurs du public et du privé au niveau européen. Baptisé Pepp-PT (Pan european privacy preserving-Proximity tracing), il regroupe des participants de huit pays (dont l’Inria et plusieurs institutions allemandes et suisses) qui travaillent depuis début mars sur une application commune, que les différents pays pourront ensuite décliner.
Apple et Google ont annoncé vendredi qu’ils travaillaient sur un principe similaire. Mais il n’est pour l’instant appliqué que dans un seul pays : Singapour. Le 20 mars, le ministère de la Santé y a lancé l’application TraceTogether. Rapidement résumé, le principe est le suivant : le téléphone de l’utilisateur se connecte, en Bluetooth, aux appareils des autres utilisateurs à proximité et enregistre l’identifiant qui leur correspond. La liste des identifiants rencontrés ne sert que si l’utilisateur est testé positif au Covid-19. Elle est alors transmise aux équipes de "contact tracing" du ministère de la Santé, qui se chargent de contacter les personnes croisées lors des 14 jours précédents et leur imposent une quarantaine. (...)
A Singapour, ce dispositif ne semble inquiéter personne, assurent la quinzaine d’expatriés français qui ont répondu à franceinfo. (...)
Un "moindre mal", selon les détracteurs de la surveillance numérique
Même des voix critiques au sujet de ce type de dispositifs sont moins sévères avec le principe de TraceTogether. L’application "ne garde que les données dont elle a besoin pour le temps où elle en a besoin", explique à franceinfo Simon Chesterman, doyen de la faculté de droit de la National University of Singapore, souvent critique sur la surveillance imposée par l’Etat. Dans une tribune publiée avant l’annonce d’un projet similaire en France, l’un des juristes de l’association La Quadrature du Net trouvait au modèle singapourien de nombreux défauts (à nouveau détaillés dans un communiqué le 8 avril) mais aussi la vertu de reposer sur la "coopération volontaire entre individus".
Dans l’hypothèse où le gouvernement prendrait cette voie, on pourrait déjà se réjouir qu’il n’ait pas pris celle (...) visant à se passer entièrement de notre consentement.Arthur, juriste membre de La Quadrature du Netdans une tribune publiée avant l’annonce du projet StopCovid
Une position partagée par Eliot Bendinelli, expert au sein de l’ONG Privacy International : "Ce n’est pas sans risques, mais c’est probablement un moindre mal par rapport à une application qui suivrait votre géolocalisation", résume-t-il à franceinfo.
Ce qui ne l’empêche pas d’émettre des réserves. La liste des contacts enregistrés par l’application, à défaut de dévoiler vos déplacements, "peut révéler les personnes que vous fréquentez", rappelle Eliot Bendinelli. (...)
Une efficacité encore inconnue
Dans son entretien au Monde, Cédric O exprime quant à lui une réserve sur un point technique : "Le Bluetooth n’a pas été prévu pour mesurer des distances entre les personnes". Est-on alors certain de pouvoir distinguer si un contact est proche ou non ? De cette précision dépend le risque de placer des utilisateurs en quarantaine inutilement. (...)
Si ces obstacles étaient levés, resterait une question centrale : est-ce un moyen efficace de combattre l’épidémie ? "Pourquoi mettre en place une solution technologique alors que les possibilités qu’elle ait une utilité réelle sont très faibles ?", interroge Sylvain, enseignant en droit et membre de La Quadrature du Net. Eliot Bendinelli, de Privacy International, abonde dans ce sens. (...)
Le taux d’installation devra être conséquent
Pour que l’application soit utile, mieux vaut qu’elle soit installée par beaucoup de monde, pointe également l’étude de Science. "Nous estimons que près de 60% de la population aurait besoin d’utiliser l’application pour qu’elle ait un impact significatif", détaille à franceinfo Christophe Fraser, co-auteur de l’étude. (...)
en France, où le baromètre du numérique 2019 du Crédoc estime que 23% de la population n’est pas équipée d’un smartphone. "Nous travaillons sur diverses possibilités d’aide à l’équipement, ou à des alternatives aux smartphones pour ceux qui n’en disposent pas", explique Cédric O au Monde. Les initiateurs du projet Pepp-PT disent par exemple s’être penchés sur l’hypothèse de bracelets émettant en Bluetooth. Il y aura aussi les personnes qui ne voudront pas de l’application. (...)
La Quadrature du Net, craint "la pression sociale" qui pourrait s’abattre sur les récalcitrants s’il fallait à tout prix atteindre un certain taux d’utilisation en France. Ce qui brouillerait le caractère volontaire du dispositif.
Quoi qu’il arrive, StopCovid ne serait jamais qu’un maillon de la chaîne. Pour informer les personnes en contact avec des malades, "vous avez évidemment besoin de savoir qui est positif", rappelle Marcel Salathé. Si Singapour teste toutes les personnes qui présentent des symptômes, la France n’en a pas les capacités. Des bémols qui permettent de comprendre que Cédric O lui-même prenne des pincettes sur l’avenir du projet StopCovid (...)