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Mediapart
Après avoir bloqué les céréales ukrainiennes, la Russie les détruit
#guerreenukraine #Russie #cereales
Article mis en ligne le 29 juillet 2023

En se retirant de l’accord céréalier en mer Noire le 17 juillet, la Russie a coupé la principale voie par laquelle les céréales ukrainiennes pouvaient sortir du pays. Elle les détruit désormais méthodiquement, en bombardant ses entrepôts de stockage.

Un bombardement russe sur un entrepôt de céréales pouvait être un hasard. Deux, une sacrée coïncidence. À trois et plus, il convient d’ouvrir les yeux : Moscou s’est engagée, depuis une semaine, dans une politique délibérée de destruction de ces produits de première nécessité et des moyens de les acheminer.

Cette campagne de frappes a débuté juste après le retrait, par la Russie, de l’accord qui permettait à l’Ukraine, malgré la guerre, de continuer d’exporter ses céréales via la mer Noire – et donc de fournir les marchés mondiaux de maïs et de blé. Après avoir bloqué les céréales ukrainiennes, Moscou les brûle. Pourquoi, et avec quelles conséquences ? (...)

L’émotion provoquée le 23 juillet par la destruction partielle de la cathédrale d’Odessa, classée au patrimoine mondial de l’humanité, ferait presque oublier une autre victime des frappes russes de ces derniers jours sur le sud ukrainien : le secteur agricole du pays envahi en février 2022.

En une semaine, les forces armées russes ont bombardé un terminal céréalier et pétrolier du port d’Odessa, détruit des dizaines de milliers de tonnes de grains stockés dans le port de Chornomorsk (60 000 tonnes, selon le ministère ukrainien de l’agriculture), puis provoqué, par d’autres tirs de missiles, un important incendie ayant détruit « 100 tonnes de pois et 20 tonnes d’orge » (selon le commandement sud des forces armées ukrainiennes).

Moscou a « délibérément ciblé l’infrastructure de distribution des céréales », s’est indigné le président Volodymyr Zelensky. (...)

Le ministre russe de la défense jure n’avoir fait que viser des dépôts de carburant. Mais des sources non gouvernementales russes confirment cette volonté de cibler les infrastructures nécessaires à l’exportation de céréales via la mer Noire. (...)

« Le port d’Odessa se retire de l’accord sur les céréales », ont ironisé des comptes pro-guerre aux centaines de milliers de followers, en rediffusant des images de frappes et d’incendies ravageant les lieux.

Pour Moscou, il s’agit manifestement de couper tous les liens entre le grain ukrainien et le reste du monde. (...)

« Le port d’Odessa se retire de l’accord sur les céréales », ont ironisé des comptes pro-guerre aux centaines de milliers de followers, en rediffusant des images de frappes et d’incendies ravageant les lieux.

Pour Moscou, il s’agit manifestement de couper tous les liens entre le grain ukrainien et le reste du monde. (...)

Le Danube est l’une des seules voies d’exportation restantes pour le blé et le maïs ukrainiens après le retrait par la Russie de l’accord qui permettait aux céréales ukrainiennes de passer par la mer Noire. La zone avait été jusqu’à présent épargnée par les attaques russes.

Pour Moscou, il s’agit manifestement de couper tous les liens entre le grain ukrainien et le reste du monde. Car même si ces infrastructures peuvent être réparées, l’exécutif russe sait que de telles attaques risquent de dissuader nombre de sociétés privées de transport de passer par cette route.

Quelques heures après les frappes sur Reni et Izmaïl, des centaines de camions de transport de céréales étaient à l’arrêt autour de Reni, stationnés sur les bas-côtés des routes. Plusieurs dizaines de bateaux ont stoppé leur progression sur le Danube, selon des sites de suivi en direct du trafic maritime et des observateurs sur place, probablement dans l’attente de consignes. Les compagnies d’assurance se questionnaient, elles, sur le fait de continuer de fournir ou non des assurances concernant les ports du Danube.
La fin d’une « lueur d’espoir »

Ces développements interviennent donc après l’annonce, le 17 juillet, des autorités russes qu’elles ne reconduiraient pas l’accord sur les exportations de céréales d’Ukraine en mer Noire. Signé en juillet 2022 par la Russie et l’Ukraine, sous l’égide de la Turquie et des Nations unies, le texte (lire ici) avait été salué comme « une lueur d’espoir » dans un contexte de fortes tensions sur les marchés des matières premières alimentaires.

Il permettait de contourner le blocus mis en place par la Russie sur les ports ukrainiens depuis le début de la guerre, en organisant l’exportation de céréales, engrais et produits alimentaires via un corridor sécurisé (...)

En échange de cette ouverture de la mer Noire, la Russie avait obtenu des engagements concernant la possibilité de continuer à exporter ses propres engrais et produits alimentaires – le pays est le plus grand exportateur de blé au monde. Cet engagement est contenu dans un « mémorandum » entre la Russie et les Nations unies, signé le même jour que l’accord sur l’exportation de céréales.

Les sanctions prises contre la Russie ne concernent ni l’alimentation ni les engrais, mais Moscou se plaint régulièrement de rencontrer des « obstacles » à ses exportations dans ces domaines – pour la plupart liés aux banques, assurances et sociétés de transport maritimes qui refusent de travailler avec des sociétés russes de peur des sanctions ou par crainte pour leur image.

C’est sur cette question que l’accord noué à l’été dernier a achoppé. Du moins, officiellement. (...)

certaines solutions de compromis, proposées par les Nations unies pour lever des problèmes financiers (dont l’exclusion du système de règlement interbancaire SWIFT de la banque agricole russe Rosselkhozbank), ont été refusées par le Kremlin, selon plusieurs comptes-rendus des négociations.

Le secteur agricole russe semble, par ailleurs, loin d’être étranglé par les sanctions. Les exportations de blé russe ont presque doublé début 2023, comparé à leur niveau d’avant-guerre. Quant aux exportations d’engrais, même si leur volume a légèrement baissé, elles ont rapporté à la Russie plus de revenus en 2022 qu’en 2021.

Preuve, enfin, que les engagements onusiens concernant les exports russes ne sont pas un simple bout de papier odieusement foulé du pied par les Occidentaux : le Kremlin se débat depuis une semaine pour qu’ils restent en vigueur. (...)

L’Afrique, prétexte commode

Autre argument mobilisé par Moscou pour mettre fin à l’accord libérant les céréales ukrainiennes : il n’aurait pas permis de livrer des céréales « aux pays dans le besoin », en particulier africains, ce qui était selon le Kremlin « le principal objectif de l’accord ». « Il y a 3 % qui sont allés aux pays pauvres », a regretté le président Vladimir Poutine. « Tout le reste a été pour l’Europe bien nourrie et prospère. »

Il s’agit, au mieux, d’une demi-vérité. Les chiffres fournis par l’organisme qui supervisait l’accord céréalier, disponibles en ligne, indiquent effectivement que 3 % des pays destinataires de ces livraisons se classaient dans la catégorie « faible revenu » de la Banque mondiale. Cela ne signifie pas pour autant que 97 % des exportations ont concerné des pays riches : 43 % des céréales exportées l’ont été vers des pays dits « en développement ». Quant au plus gros pays bénéficiaire de l’initiative, toutes catégories confondues, ce n’est pas tout à fait l’image qu’on se fait d’une « Europe prospère », puisqu’il s’agit de la Chine, avec 8 millions de tonnes de céréales reçues d’Ukraine depuis l’été 2022. (...)

À supposer, ce qui est hautement improbable, que l’objectif de Moscou en mettant fin à cet accord était réellement de venir au secours d’un continent africain vulnérable aux aléas des marchés mondiaux des céréales, c’est raté. Suite à l’annonce de la fin de l’accord, les prix mondiaux du blé, du maïs et du soja ont grimpé. (...)

L’Union africaine ne s’y est pas trompée, « regrett[ant] » immédiatement la suspension de l’initiative céréalière. (...)

Les vraies raisons de cet acharnement russe sur les céréales ukrainiennes semblent double. La première est triviale : à défaut de parvenir à écraser militairement un pays qu’elle veut contrôler, Moscou peut toujours tenter de l’asphyxier économiquement.

La seconde est stratégique. La Russie de Vladimir Poutine a fait des céréales ukrainiennes un levier de négociations – d’aucuns diraient un moyen de pression – avec le reste du monde. (...)

La plupart de ces revendications ont un sous-texte clair : Moscou veut continuer à faire des affaires malgré la guerre. Ses demandes répétées pour lever les problèmes liés aux assurances maritimes pourraient d’ailleurs avoir moins à voir avec l’exportation de céréales qu’avec la volonté de faciliter les exportations de pétrole par voie maritime, jugent certains analystes.

Les semaines qui viennent pourraient voir la Russie continuer de jouer habilement de son statut de plus grand producteur mondial de blé, en augmentant les taxes à l’export pour financer son effort de guerre en Ukraine, tout en livrant gratuitement une partie de ses récoltes à ses alliés africains – dont le soutien est toujours un atout diplomatique précieux pour Moscou. Vladimir Poutine aura bientôt une occasion rêvée pour faire des annonces en ce sens : un sommet Russie-Afrique s’ouvre à Saint-Pétersbourg ce 27 juillet.