
Nous savions la tâche des enseignants difficile. Aurait-on imaginé qu’elle puisse exposer au pire ? Transmettre l’esprit critique, la liberté de s’exprimer et de débattre, des valeurs communes qui forgeront les citoyens de demain : la mission confiée à l’école est primordiale et les professeurs que nous avons interrogés l’assurent jour après jour. Encore faut-il ne pas les laisser seuls.
« Ce matin, je regardais les cours que j’avais prévus pour la rentrée et j’ai eu l’impression qu’ils n’avaient plus aucun sens… Il y a forcément un avant et un après », souffle Clémentine (les prénoms des enseignants ont été changés à leur demande), professeure de lettres dans un collège REP+ (réseau d’éducation prioritaire renforcée). Cinq ans après les attentats contre Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher et le Bataclan, « on a franchi encore un palier ». C’est qu’à la déflagration sociale se superpose aujourd’hui un choc plus intime. L’assassinat de Samuel Paty, le professeur décapité à Conflans-Sainte-Honorine, a touché les enseignants en plein cœur. C’est l’un des leurs qui est tombé. De retour en classe, ils vont devoir accueillir les réactions des élèves et mettre des mots sur ce terrible drame. Débattre, encore et toujours. « J’espère ne pas avoir affaire à des élèves qui diront que Samuel Paty n’aurait pas dû montrer des caricatures de Mahomet et que sa mort est méritée », anticipe Clémentine. Appréhension renforcée par les attentes politiques qui pèsent sur un monde de l’éducation déjà sous pression : « J’ai reçu une vague de mails de l’inspection, de la rectrice, de Jean-Michel Blanquer , témoigne Julien, professeur d’histoire-géo. Ça disait en gros qu’un de nos frères était tombé parce qu’il défendait les valeurs de la République et que nous étions les nouveaux hussards noirs. » Voilà les enseignants sommés de défendre la liberté d’expression bafouée, d’aborder le fait religieux sans tabou, de porter haut le principe de laïcité. De garantir rien de moins que la capacité des futurs citoyens à vivre ensemble. (...)
“Dans cette période brûlante, la question de l’enseignement laïc du fait religieux devient une priorité.” Laurence de Cock, historienne (...)
« La question du droit au blasphème est la plus récente », poursuit-elle. Si bien qu’on associe parfois la laïcité au droit de se moquer des religions. Ce qui tranche avec l’esprit d’origine de l’école républicaine : « Ses fondateurs se sont battus contre l’influence de l’Église sur les programmes scolaires, mais ils exigeaient le respect des dieux des autres », insiste l’historien Claude Lelièvre. Les instructions de Jules Ferry demandaient aux instituteurs d’apprendre aux élèves « à environner du même respect cette notion de dieu alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celle de sa propre religion ».
“La première des choses, quand on aborde avec les élèves la liberté d’expression, c’est… de les laisser s’exprimer !”, Marie, professeure de philosophie
Comment transmettre la liberté d’expression, promouvoir l’esprit critique et la capacité de débattre après la tragédie de Conflans-Sainte-Honorine sans exacerber les tensions ? Un des réflexes à chaud consiste à recourir à des actions coups de poing, pour ne rien céder au djihadisme, comme afficher les caricatures de Mahomet. Mais « si nous exhibons ces caricatures dans toutes les classes le 2 novembre, je crains que ça entraîne une fuite de certains élèves vers l’enseignement hors contrat privé confessionnel », avance un bon connaisseur du système qui préfère rester anonyme. En même temps, trop de précautions tue l’action. (...)
Lorsqu’on travaille dans des établissements qui accueillent une forte proportion d’élèves de confession musulmane, on sent bien que certains parents sont inquiets. Mais dès lors que nous leur expliquons ce que nous faisons et que nous ne cherchons aucunement à “convertir” leurs enfants, tout s’arrange… » (...)
Un motif d’amertume récurrent du corps enseignant : ne pas se sentir soutenu par sa hiérarchie
Et quand la situation s’envenime ? C’est arrivé à Juliette, une professeure de français dans un collège des Yvelines qui, à sa plus grande surprise, a reçu une volée de mails incendiaires. « De façon totalement infondée, une mère voilée m’y accusait d’être intolérante et menaçait de créer un groupe de parents pour se plaindre de moi au rectorat. J’ai eu peur qu’elle m’affiche sur les réseaux sociaux ! J’en ai fait part à ma principale, qui m’a dit “Madame, dans notre métier il faut savoir avaler son chapeau.” J’ai insisté, elle a fini par nous réunir dans son bureau – triste coïncidence, le matin même de l’assassinat de Samuel Paty. Mais à aucun moment, ma principale n’a fait mention des menaces que j’avais reçues. Il y a parfois des raisons d’être découragé… » (...)
« Notre monde a plus que jamais besoin de dialogue, de connaissance et de réflexion », insiste Éric Vinson. Cet enseignant et chercheur spécialiste du fait religieux et de la laïcité, s’inquiète de « l’actuelle surenchère médiatico-politicienne, entre pétitions de principe (“Plus jamais ça”) et crispations multiples. Bien sûr, il y a des actes abominables qu’il faut affronter avec la plus extrême vigueur, mais sans tout recouvrir pour autant sous une chape de plomb ! C’est justement parce que l’époque est tendue qu’il faut multiplier les débats, les actions de formation… Les non-dits, les malentendus et les simplifications caricaturales nourrissent le monde que l’on prétend combattre. » Clémentine, la professeure de lettres d’un collège REP+, ne dit pas autre chose : « J’ai lu ici ou là que désormais les profs auraient peur de parler liberté d’expression avec leurs élèves. Ce n’est pas mon sentiment. Si bouleversés soient-ils, mes collègues manifestent au contraire une vraie ferveur pour continuer… »