
Au Brésil, alors que la Coupe du monde débute ce soir, les mouvements sociaux exigeant de meilleurs services de santé, d’éducation et de transport ne désarment pas. En marge de ceux-ci, des revendications pour un changement radical de société, basé sur la « décroissance soutenable », se font de plus en plus entendre.
« L’un des faits marquants de Rio+20 [la Conférence des Nations Unies sur le Développement Durable qui s’est tenue dans la capitale brésilienne du 20 au 22 juin 2012, NDLR], et peut-être le plus prometteur, a été la création du Réseau Brésilien pour une Décroissance Soutenable (RBDS). »
Pour Philippe Léna, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), cet « ovni » peut contribuer à remettre en cause un certain nombre de croyances – à commencer par les prétendus bienfaits de la croissance économique – dans un pays obnubilé par l’« idéologie du rattrapage » et « croyant fermement dans sa vocation de future grande puissance ».
« La croissance fait partie des tabous de la société brésilienne, observe-t-il. Pourtant, le Brésil dispose des ressources matérielles, techniques et financières pour mettre en place un autre modèle de société avant qu’il ne soit complètement prisonnier du système, comme c’est le cas pour l’Europe, les États-Unis et le Japon. »
Un pays profondément inégalitaire
Devenu en 2011 la sixième puissance économique mondiale – avec un PIB atteignant 2 469 milliards de dollars –, le Brésil reste un pays profondément inégalitaire, gangrené par une corruption endémique. (...)
La décroissance : un frein à la frénésie extractiviste
Outre le contexte socio-économique, la situation environnementale du Brésil offre également un terrain favorable aux idées de la décroissance. A l’instar du Bolivien Evo Morales, de l’Équatorien Rafael Correa et du Vénézuelien Nicolas Maduro – réputés « de gauche » –, le gouvernement de Dilma Rousseff poursuit sa frénésie extractiviste et continue d’exporter massivement des ressources minières et agricoles à destination des pays du Nord.
« Or, avec l’exploitation minière, pétrolière, gazière et forestière, la construction des barrages hydroélectriques, l’expansion de l’agro-business, etc., la pression sur les aires protégées et les terres indigènes s’accentue et les Brésiliens commencent à associer cela à la croissance. Ils acceptent de moins en moins que ce soit "la rançon du progrès". Il y a donc un créneau pour discuter de la décroissance », relève Philippe Léna. (...)
Avec une croissance annuelle s’effondrant de 7,5 % en 2010 à 2,3 % en 2013 – 2014 devrait être à l’avenant –, le modèle de développement brésilien, élaboré pour des taux de croissance d’au moins 3,5 %, commence à montrer ses limites.
En outre, via des baisses d’impôts consenties aux constructeurs, des taux d’intérêts favorables et le maintien artificiellement bas du prix de l’essence, Brasilia favorise l’industrie automobile. Entre 2008 et 2011, le pays a produit environ 10 millions de véhicules.
« Les villes brésiliennes, déjà conçues pour la voiture, sont paralysées par l’augmentation exponentielle du nombre de véhicules. De plus en plus de citoyens en voient les inconvénients », note le chercheur.
Les classes moyennes cultivées, davantage que les classes populaires – qui bénéficient directement des politiques de redistribution sociale du gouvernement fédéral –, s’avèrent être les plus sensibles à la dégradation de l’environnement et au sort des populations indigènes. « La décroissance est un thème qui commence à émerger dans cette catégorie de la population », précise Philippe Léna.
Un mouvement en construction pour initier une société post-croissance (...)
Vers une convergence des mouvements sociaux
L’enjeu aujourd’hui pour les décroissants brésiliens est de faire alliance avec d’autres mouvements sociaux, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Selon le chercheur de l’IRD, « un avantage du Brésil, ce sont tous les mouvements sociaux qui ont commencé à se structurer à l’époque de la dictature militaire. La décroissance peut être reconnue par certains d’entre eux comme une alliée. »
Une convergence réelle existe, par exemple, avec les partisans de l’économie sociale et solidaire et le Mouvement des Sans-Terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra, MST). A l’étranger, une « communauté de pensée » se fait jour également avec les Equatoriens et les Boliviens engagés dans le Buen Vivir (« bien-vivre »).
Ainsi, si ces « sociétés conviviales, autonomes et économes », pour reprendre les termes de Serge Latouche, parvenaient à essaimer et à perdurer, le « salut planétaire » viendra-t-il des pays du Sud ?