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« Au Brésil, les classes dominantes ont abandonné le pacte d’alliance passé avec Lula et Dilma »
Article mis en ligne le 12 septembre 2015
dernière modification le 5 septembre 2015

Brasil de Fato (BdF) : Quel regard portez-vous sur la scène politique brésilienne actuelle ?

João Pedro Stedile (JPS) : Le Brésil se trouve dans une période historique très difficile et complexe. Les débats que nous avons menés au sein de nos assemblées de mouvements populaires nous ont conduit à observer que nous traversions trois crises majeures.

La première est une crise économique. L’économie du pays est paralysée, elle connaît un manque de croissance dans le secteur de l’industrie, des signes de chômage et une baisse des revenus des travailleurs.

La seconde est une crise sociale. Nous constatons une aggravation des problèmes, surtout dans les grandes villes : manque de logements, de transports publics, augmentation de la violence contre la jeunesse dans les périphéries, accès fermé à l’université pour des millions de jeunes. Ainsi, les huit millions d’étudiants inscrits à l’ENEM (examen national de l’enseignement secondaire, pré-requis obligatoire pour rentrer dans les universités publiques brésiliennes) se sont retrouvés cette année en compétition pour obtenir l’une des 1,6 millions de places disponibles dans l’enseignement supérieur. Ceux qui ne vont pas à l’université, où vont-ils ?

La troisième est une grave crise politique et institutionnelle. La population ne reconnaît ni la légitimité, ni le leadership des responsables politiques élus. Cela est dû au système électoral qui permet aux entreprises de financer leurs candidats. Pour bien comprendre, il faut savoir que la dizaine d’entreprises les plus importantes du pays ont élu 70% du parlement. En d’autres termes, la démocratie représentative a été séquestrée par le capital. Ceci a entraîné ainsi une hypocrisie des élus et une distorsion politique insurmontable.

Ces phénomènes se révèlent au grand jour dans les décisions adoptées par le parlement et les idées défendues par les élus. Elles n’ont rien en commun avec celles des électeurs. Ces élus soumis aux intérêts des entreprises ont, par exemple, bloqué un projet de loi garantissant 30% de représentation féminine au sein du parlement tandis que la société brésilienne est composée de 51% de femmes. Nous resterons donc avec un taux dans l’assemblée d’à peine 9% !

BdF : Comment évaluez-vous les propositions qui dominent le débat public quant à la résolution de tous ces problèmes ?

JPS : Les classes dominantes, celles qui possèdent le pouvoir économique dans notre société, sont assez intelligentes. Ce n’est pas pour rien qu’elles gouvernent depuis 500 ans. Percevant la gravité de la crise, elles ont abandonné le pacte d’alliances de classe passé avec les travailleurs consacrant le programme « néo-développementaliste », incarné par l’élection de Lula et de Dilma Rousseff.

Le « néo-dévelopementalisme » s’est épuisé comme programme de gouvernement. Les secteurs de la bourgeoisie qui bénéficiaient et faisaient partie de ce programme parient désormais sur un autre projet : l’Etat minimum. Ils démantèlent ainsi progressivement l’Etat en annonçant la diminution du nombre de ministères et de son intervention dans l’économie, ainsi que le « détricotage » du droit du travail. L’objectif est ici de réduire le coût de la main d’œuvre, de retrouver des taux de profit hauts et de devenir plus compétitifs sur le marché mondial.

L’autre élément de ce programme est le réalignement de l’économie et de la politique extérieure du Brésil sur les Etats-Unis. C’est pourquoi nos élites critiquent les politiques des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), du Marché commun du Sud (Mercosur) et qu’elles défendent ouvertement le retour de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, Alca en espagnol).

Ce programme de la classe dominante pour sortir de la crise n’est autre que le retour au néolibéralisme. (...)

Pour nous, le gouvernement de Dilma n’a pas compris la nature de la crise, ni ce qui se passe dans la société brésilienne. Il n’a pas non plus mesuré le conflit idéologique qui s’est déroulé au second tour des élections, une terrible lutte de classes. Le gouvernement s’est trompé en mettant en place un ministère des finances très dépendant des partis conservateurs, partis qui votent contre lui au parlement. Cela devient schizophrène. C’est peut être le pire ministère que nous ayons connu depuis la nouvelle République. Son locataire voudrait réduire la compréhension de la crise à un seul problème de déficit budgétaire. (...)

Malheureusement, je crois que le gouvernement est tombé dans un piège. En assumant lui-même le programme de la classe dominante, les trois crises ne se résolvent pas. C’est pourquoi nous sommes dans une période de confusion qui ne se réglera pas à court terme.

BdF : Face à cette situation, quelle est la proposition des mouvements populaires ?

JPS : Du côté des mouvements populaires, la situation est aussi complexe. Les mouvements et les forces populaires qui rassemblent toutes les formes d’organisation comme les partis, les syndicats, les mouvements sociaux, ruraux, etc. n’ont pu organiser une plateforme commune, un programme unitaire de sortie de crise. Nous avons des idées générales, théoriques, comme le fait que nous ne sortirons de la crise que si le gouvernement abandonne le logiciel de l’excédent primaire comme base de sa politique budgétaire et si, au lieu de payer 2,8 milliards de reais [760 millions d’euros] d’intérêts par an, il investit dans l’industrie pour créer des emplois, dans les transports, le logement et l’éducation.

Nous ne surmonterons la crise que si nous mettons en place une réforme politique profonde. Ce sont des idées générales pour des réformes structurelles nécessaires. Cependant, il faut élaborer un programme qui unifie tous les secteurs sociaux et les mobilisations de masse. Actuellement, seuls les secteurs organisés de la classe des travailleurs se mobilisent. Le peuple en général est calme. Il observe avec inquiétude les nouvelles de la crise et le manque d’alternative à la télévision. D’un côté, le peuple voit tous les jours la bourgeoisie prendre des mesures contre lui, un gouvernement inerte et incapable, et de l’autre, nous n’arrivons pas à faire entendre nos propositions, y compris parce que les médias sont détenus par la bourgeoisie. (...)