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Au Canada, des femmes autochtones sont tuées dans l’indifférence quasi générale
Article mis en ligne le 20 juin 2019

Après deux ans et demi d’enquête, une commission a publié son rapport sur la disparition et la mort de milliers d’Amérindiennes canadiennes.

« Comme de nombreux témoins l’ont exprimé, ce pays est en guerre et les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA [acronyme englobant les identités suivantes : bispirituel·le (deux esprits), lesbienne, gay, bisexuel·le, trans, queer, en questionnement, intersexe et asexuel·le, nda] autochtones sont en état de siège. »

Cette citation n’est inspirée ni par une autre époque, ni par un régime autoritaire, elle est extraite du rapport d’une Commission d’enquête nationale consacrée aux femmes et aux filles autochtones disparues ou assassinées au Canada, rendu public le 3 juin. (...)

Le problème est peu connu en dehors des frontières canadiennes, il est pourtant de taille. Entre 1980 et 2012, selon les chiffres de la Gendarmerie royale du Canada, 1.181 cas de meurtres et de disparitions d’Amérindiennes canadiennes ont été déclarés à la police. Proportionnellement, c’est comme si 55.000 Françaises avaient été assassinées ou s’étaient volatilisées, dans l’indifférence quasi générale. (...)

Aujourd’hui, les femmes autochtones –c’est-à-dire les Premières Nations, les Métis et les Inuits– représentent 24% des victimes d’homicides alors qu’elles ne constituent que 4% de la population féminine du Canada. En clair, elles sont 12 fois plus susceptibles d’être assassinées ou portées disparues que toute autre femme au Canada, et 16 fois plus que les femmes blanches. (...)

Le traumatisme des pensionnats autochtones

Catherine Flynn, professeure associée à l’Université du Québec à Rimouski qui a travaillé sur les violences faites aux femmes autochtones, le confirme : « Il est impossible d’en parler sans aborder le contexte colonialiste dans lequel les femmes ont vécu et continuent de vivre, notamment avec les écoles résidentielles. »

Les écoles résidentielles, ce sont les pensionnats autochtones, des écoles religieuses financées par l’État, créées pour assimiler les enfants autochtones dans la culture eurocanadienne [canadienne d’ascendance européenne, ndlr]. L’objectif affiché était clair, il s’agissait de « tuer l’Indien dans l’enfant ».

À partir des années 1830, environ 150.000 enfants ont été arrachés à leurs familles pour être éduqués selon les dogmes chrétiens. Il leur était interdit de parler leur langue, on les lavait même à l’eau de Javel pour blanchir leur peau. Les sévices et agressions sexuelles étaient courantes et plus de 4.000 enfants y sont morts.

Ces pensionnats ne sont pas de l’histoire ancienne : le dernier a fermé ses portes en 1996. (...)

« Dépassés par cet héritage, nombre d’entre eux ont succombé au désespoir et à la dépression. De nombreuses vies ont été perdues dans l’abus d’alcool et de drogues », lit-on dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation de 2015. Ces traumatismes peuvent expliquer que des autochtones en arrivent à reproduire les violences qu’ils ont subies. (...)

Certains Canadiens sont d’ailleurs tentés de rejeter la responsabilité des violences infligées aux femmes autochtones sur les hommes de leur communauté et leurs comportements à risque. Or, selon l’Institut national de santé publique, ces comportements « sont plutôt le reflet de bouleversements identitaires engendrés notamment par les pensionnats ».

Ils sont aussi la conséquence « de la détresse occasionnée par les conditions de vie défavorables : pauvreté, surpeuplement des logements, faible accès à l’emploi et à l’éducation, etc ».

Pour échapper à cette violence latérale, les jeunes femmes quittent leur communauté et se retrouvent dans les centres urbains où certaines sont exploitées sexuellement ou deviennent sans-abri. C’est alors un autre type de violence, extérieure à leur communauté cette fois, qui s’abat sur elles.

Les femmes autochtones se situent donc à la croisée de plusieurs discriminations. Elles sont violentées car elles sont des femmes, ne sont pas blanches et sont pauvres. (...)

Racisme systémique et violences policières

Et les institutions dans tout ça ? C’est ici une autre face du problème. La population autochtone a peu –voire pas– confiance en elles et dans les services de police en particulier. Des femmes qui ont témoigné dans le cadre de l’enquête nationale ont d’ailleurs fait part des violences policières dont elles ont été victimes sur tout le territoire.

À cela s’ajoutent les préjugés et le racisme systémique dont elles font l’objet. En mai dernier, le juge de la Cour suprême Michael Moldaver écrivait que « nous vivons à une époque où les mythes, les stéréotypes et la violence sexuelle contre les femmes –particulièrement les femmes autochtones et les travailleuses du sexe– font hélas partie du quotidien ». (...)

les autochtones hésitent à déclarer les violences dont elles font l’objet, notamment par crainte de perdre leurs enfants.

« Leurs craintes sont fondées, explique Catherine Flynn. Si elles dénoncent, elles se font retirer leurs enfants et n’y ont parfois plus accès. Certaines mères doivent prendre l’avion pour les voir. » Selon la chercheuse, les traumatismes que vivent aujourd’hui les autochtones en lien avec les services de la protection de la jeunesse seraient pour certains « la forme moderne des écoles résidentielles ».
Des suites incertaines

Alors que faire ? Le rapport de la commission d’enquête formule des recommandations, dénommées « appels à la justice ». Parmi elles, la création d’un ombudsman national –le pendant canadien du Défenseur des droits– consacré aux droits des autochtones, d’un tribunal national spécialisé et la mise en place de services indépendants de surveillance de la police.

Reste à savoir quelles suites seront données à ce rapport, si suites il y a. (...)

L’enquête, basée sur plus de 2.000 témoignages, pourrait d’ailleurs jouer un rôle particulier sur le terrain judiciaire. La Cour suprême du Canada admet en effet depuis 2014 la tradition orale autochtone comme élément de preuve. Pour la sénatrice Renée Dupuis, « ce que ce rapport vient faire, c’est ajouter une brique supplémentaire, la cueillette de preuves qui pourraient être utilisées devant les tribunaux ». (...)

De manière plus générale, Renée Dupuis est convaincue que cette enquête est le début de quelque chose de plus grand car « les femmes autochtones, une fois qu’on leur a donné la parole, ne vont pas se taire ».