
La France refuse de communiquer sur le nombre de présumés djihadistes tués au Sahel depuis le lancement des opérations Serval et Barkhane. Mediapart a fait le calcul : au moins 2 800 combattants présumés ont été tués par les soldats français depuis 2013.
C’est un rituel immuable : chaque semaine, le ministère des armées publie sur son site internet un « point de situation », qui récapitule les activités des militaires français déployés dans le monde. Depuis plus de huit ans, une large partie de ces bilans est consacrée à l’opération Barkhane – opération militaire française visant à combattre les groupes djihadistes actifs au Sahel.
Au milieu de détails opérationnels apparaît régulièrement la mention de « terroristes neutralisés ». Combien précisément ? Où ? Quand et comment ont-ils été tués ? La plupart du temps, ces questions restent sans réponse.
L’état-major des armées (EMA) s’est toujours refusé à donner un bilan chiffré du nombre de personnes, en principe des combattants ennemis, tuées au combat par les militaires français. Alors que le nombre de soldats français tués est connu (58 morts au Sahel depuis 2013), celui des morts dans le camp opposé reste inconnu, entouré d’une étonnante pudeur.
Mediapart a compilé les informations contenues dans 151 points de situation de l’armée française (voir notre boîte noire pour la méthodologie employée) et est en mesure de fournir, pour la première fois, une estimation a minima du nombre de tués par la France au Sahel.
Un vocable volontairement flou
Depuis 2014 et le début officiel de l’opération Barkhane, 2 223 djihadistes auraient ainsi été tués par l’armée française. Si l’on y ajoute les « 600 combattants » éliminés lors des premiers mois de l’opération Serval, ce sont près de trois milliers de présumés terroristes mis hors de combat.
Un bilan qui ne prend pas en compte les pertes infligées par les armées sahéliennes. « Si l’on ajoute au calcul ce qui est annoncé par le Niger, le Burkina Faso et le Mali, ce sont des chiffres stupéfiants : entre 4 000 et 5 000 tués », a minima, estime Héni Nsaibia, chercheur pour l’ONG ACLED.
Ces chiffres dépassent les estimations les plus hautes du nombre total de combattants djihadistes au Sahel. Universitaires aussi bien que militaires s’accordent à dire qu’il est compliqué d’évaluer les effectifs des groupes dits terroristes, mais leurs évaluations, même si elles sont disparates en fonction de la méthodologie utilisée, ne dépassent jamais les 2 000 à 3 000 hommes. (...)
La France a toujours été peu encline à reconnaître qu’elle tuait, et souvent massivement, au Sahel. Du point de vue sémantique, le vocable militaire est volontairement flou. (...)
Quand l’armée française frappe au Sahel, les morts n’ont généralement pas de nom et pas d’âge. Ils s’additionnent. (...)
La France a plusieurs fois été pointée du doigt et accusée de bavures lors d’opérations au Mali. La plus récente date du 3 janvier 2021, lorsque des avions français ont bombardé une cérémonie près du village de Bounti (22 morts).
Des « djihadistes » pour la France, des « civils qui assistaient à un mariage », selon de nombreux témoins, ainsi que pour l’ONG Human Right Watch et la mission des Nations unies au Mali. Rebecca Mignot-Mahdavi avait alors dénoncé dans une tribune les possibles « frappes signatures » menées par la France.
Même si les autorités françaises s’en défendent, la politique du chiffre semble bel et bien être une réalité qui influe sur le déroulé de la guerre au Sahel. (...)
La culpabilité des morts ne sera jamais prouvée. « Il n’y a pas d’audit extérieur sur les chiffres annoncés par l’armée », indique Michel Goya.
« Une guerre potentiellement sans fin »
Le flou qui entoure les présumés combattants tués au Sahel par l’armée française, de même que le refus par Paris d’envisager la possibilité de dialogue avec les groupes djihadistes ont des effets particulièrement inquiétants pour le chercheur Héni Nsaibia.
« Cette diabolisation de l’ennemi, voire même sa déshumanisation, fait partie d’une stratégie de propagande déjà ancienne, analyse-t-il. Cela permet aux politiques de justifier des éliminations massives, sans notion de redevabilité. Mais, surtout, cela occulte toutes les dynamiques, complexes, qui poussent ces gens à s’engager dans ces groupes djihadistes. Tout ce qui permet d’analyser les sources et les ressorts du conflit au Sahel est en quelque sorte gommé par le vocabulaire simpliste employé : l’ennemi est un djihadiste. » (...)
Pour Michel Goya, ces éliminations seraient même contre-productives : « Si vous ne mettez pas suffisamment la pression sur l’ennemi, vous obtenez l’effet inverse. La multiplication des petites victoires nourrit sans doute plus qu’elle ne réduit la force de l’adversaire en lui fournissant les arguments d’un discours nationaliste. Et surtout en lui faisant accumuler de l’expérience militaire. » L’ancien militaire interroge : « On tue, mais dans quel but ? »