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Au nom du coronavirus, l’État met en place la société de contrôle
Article mis en ligne le 8 avril 2020

« Nous ne renoncerons à rien, surtout pas à rire, à chanter, à penser, à aimer, surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été, surtout pas à la liberté », affirmait Emmanuel Macron le 11 mars dernier, il y a seulement trois semaines, dans le cadre la première journée nationale d’hommage aux victimes du terrorisme. Depuis, avec le confinement, tout semble avoir changé, le monde a basculé.

Des drones équipés de haut-parleur survolent les rues des métropoles françaises, intimant aux passants l’ordre de rentrer chez eux. Le gouvernement a décrété l’état d’urgence sanitaire et des couvre-feux ont été instaurés dans une centaine de villes, qui comptent au total plus de 2 millions d’habitants.

À Perpignan (Pyrénées-Orientales), la sirène retentit tous les soirs pendant cinq longues minutes à 19 h 50. À 20 h, plus rien ne bouge, seuls les véhicules de police patrouillent, les gyrophares allumés. La nuit, à Nantes (Loire-Atlantique) et à Rennes (Ille-et-Vilaine), un hélicoptère de la gendarmerie, muni de caméras infrarouges, guette « les récalcitrants » et les« indisciplinés ». Nous baignons dans un univers dystopique où les libertés individuelles sont progressivement rognées pour mener « la guerre » au Covid-19 et où la population est mise, massivement, sous surveillance.

« Une surenchère locale »

La situation touche toute la France « avec une surenchère locale », estime Henri Busquet, président de la Ligue des droits de l’Homme à Nice (...)

« On assiste à une compétition, observe Henri Busquet. À Nice, à Cannes, à Menton ou à Saint-Laurent-du-Var, les maires ont tous mis en place des couvre-feux avec à chaque fois des horaires différents, à tel point que le préfet des Alpes-Maritimes a dû prendre un arrêté sur l’ensemble du département pour harmoniser le tout. »

« Impuissants face au virus, les élus en ajoutent une couche et aggravent les mesures coercitives nationales pour tenter de rassurer leur population, dit à Reporterre Serge Slama, professeur de droit public. (...)

En Isère, le préfet a interdit l’accès aux montagnes et aux forêts. « Pour les ruraux qui habitent à proximité, c’est incompréhensible, ils sont assignés à résidence et ne peuvent même pas se balader autour de chez eux », déplore le juriste. Dans les Alpes-Maritimes, un arrêté interdit de se baigner…

Les autorités ont distribué plus de PV que de masques aux citoyens (...)

le journaliste David Dufresne parle d’un « déballage de contrôle qui coûte un bras — ou un respirateur de réanimation ».

Les syndicats de police, même s’ils déplorent le manque de matériel, affichent dans leur nouvelle mission un zèle menaçant. (...)

Sur France Info, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a récemment déclaré que les gendarmes avaient « le droit de fouiller les sacs de course s’ils ont le sentiment que la personne les bluffe ». Le spectre d’une société de contrôle n’a jamais été aussi palpable. L’arbitraire règne, alimentant un climat de défiance. Dans un communiqué publié le 26 mars dernier, Human Rights Watch, la Ligue des droits de l’Homme et une vingtaine d’autres associations et syndicats ont dénoncé des « contrôles abusifs qui menacent la cohésion nationale ».

Sur Twitter, une femme s’en est émue : « J’ai demandé à mon chéri de me ramener des serviettes hygiéniques lundi soir, il était en règle, attestation, carte d’identité, etc… mais il a reçu 135 € d’amende “parce que si madame en avait vraiment besoin, elle avait qu’à sortir les chercher elle-même”. » Des parents se sont aussi fait verbaliser pour avoir accompagné à deux leur enfant chez le pédiatre.
« Avec le confinement, il y a une recrudescence des violences policières »

Les contrôles touchent, tout particulièrement, les quartiers populaires. De nombreuses plaintes remontent. (...)

Les exemples s’accumulent avec de nombreuses vidéos qui circulent sur la toile, (...)

Les journalistes Taha Bouhafs et Sihame Assbague ont lancé des appels à témoin. Sur Mediapart, le 18 mars, David Dufresne recensait déjà sept signalements. Les compteurs ont, depuis, largement explosé. « Avec le confinement, il y a une recrudescence de la pression et des violences policières qui frappent en majorité des jeunes racisées », atteste Sihame Assbague.

Contacté par Reporterre, Pierre-Antoine Cazau, président de la section LDH de Bordeaux (Gironde), souligne les dangers de la situation. « À cause du confinement, nos organisations ne peuvent plus jouer leur rôle d’observateur ni vérifier si les contrôles sont proportionnés ou justifiés. »

En quelques semaines, la situation s’est accélérée, prenant tout le monde de court. (...)

Depuis la semaine dernière, plusieurs cas défilent devant les tribunaux et des dizaines de personnes ont déjà été mises en garde à vue. Lundi 30 mars, un habitant de Cavaillon (Vaucluse) de 35 ans a été condamné à deux mois de prison ferme après avoir été verbalisé quatre fois en, à peine, six jours.

Sur France Bleu, l’avocat Arié Alimi fustige « une mesure disproportionnée, contre-productive et inconstitutionnelle. Remplir les prisons en période de contamination, c’est du grand n’importe quoi », dit-il. (...)

L’Observatoire parisien des libertés publiques regrette aussi dans un communiqué que « les autorités publiques aient opté pour une politique de surarmement pénal en lieu et place d’une réelle volonté d’apaisement et de pédagogie ».

Nul ne conteste la nécessité de lutter contre la propagation du Covid-19 mais « l’exceptionnelle gravité de la situation sanitaire ne saurait justifier des restrictions arbitraires et disproportionnées aux libertés publiques », estime l’Observatoire.
« L’état d’urgence sanitaire est une loi scélérate »

La mise en place de l’état d’urgence sanitaire risque de laisser des traces. Votée au sein d’un Parlement confiné, devenu « un cluster » (une « grappe », en français) du Covid-19, cette loi a été adoptée sans grand débat, dans un climat de précipitation et de panique. (...)

Toutes les dérives possibles sont déjà en germe. Face à un législateur affaibli, l’état d’urgence permet à l’exécutif de gouverner par ordonnance. Au-delà de la rhétorique guerrière de plus en plus banalisée, l’époque actuelle consacre également les militaires. Des conseils de défense sont organisés chaque semaine, les armées sont mobilisées et le général Richard Lizurey vient d’être nommé auprès d’Édouard Philippe pour évaluer la gestion interministérielle de la crise du Covid-19. L’ancien directeur de la gendarmerie nationale s’était auparavant fait remarquer en menant l’évacuation de la Zad de Notre-Dame-des-Landes et en réprimant le mouvement des Gilets jaunes.

Mais il n’y a pas que les militaires. En pleine épidémie, la bureaucratie tatillonne triomphe. (...)

En quelques semaines, le format de l’attestation dérogatoire a été modifié à plusieurs reprises, il s’est complexifié en obligeant les citoyens à inscrire leur date et lieu de naissance. De nombreuses personnes ont été verbalisées pour avoir « mal rempli » leur attestation, avoir omis des informations ou l’avoir écrite simplement au crayon de papier. À Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), dans une vidéo, un informaticien de Santé publique France témoigne d’un contrôle policier accompagné d’insultes racistes. Il a dû payer 135 euros d’amende pour avoir oublié d’inscrire son année de naissance. Sur les réseaux, les exemples sont légion. Un site les recense.
« La gendarmerie rêve de pouvoir développer le drone du quotidien »

Aux contrôles physiques se greffe maintenant toute une panoplie de gadgets high-tech et de surveillance. (...)

Pour Félix Tréguer, sociologue et membre de l’association la Quadrature du net, « l’industrie technosécuritaire a senti le filon. Avec le coronavirus, elle tente de se donner un verni et de se recycler, dit-il à Reporterre. Aujourd’hui le solutionnisme technologique est brandi comme une manière de gérer la crise. Il permet aussi de masquer les failles des politiques publiques en matière de santé et de prévention ».

Au niveau des contrôles, tout s’accélère. (...)

Des start-up profitent de la situation pour faire des offres promotionnelles. (...)

à l’aune de l’épidémie, les débats autour de la reconnaissance faciale réapparaissent. (...)

Autre inquiétude, les données stockées via les téléphones et les smartphones : En pleine crise sanitaire, le Canard enchaîné a révélé mercredi 25 mars que le ministère de l’Intérieur avait obtenu les données privées des opérateurs télécoms pour évaluer précisément combien de Parisiens avaient quitté la capitale. Orange a exploité les données non seulement de ses propres abonnés, mais aussi de toutes les personnes qui se sont connectées sur le réseau mobile. Le groupe de télécommunications a néanmoins assuré transmettre à ses partenaires des agrégats statistiques et non des données individuelles et « identifiantes ».

Le PDG d’Orange, Stéphane Richard, a aussi annoncé dans Le Figaro qu’il travaillait déjà avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) « pour voir comment les données peuvent être utiles pour gérer la propagation de l’épidémie (…) Elles pourraient aussi être utilisées pour mesurer l’efficacité des mesures de confinement comme en Italie ».

Derrière se profile l’enjeu du « back tracking », une technique déjà utilisée dans de nombreux pays, qui consiste à conserver la trace des déplacements des individus via la géolocalisation de leur smartphone. En France et en Europe, plusieurs initiatives vont dans ce sens.

La Commission européenne a réclamé des données d’opérateurs téléphoniques pour évaluer l’effet des mesures de confinement. (...)

« Culpabiliser les individus pour éviter toute rébellion »

Plusieurs applications smartphones fonctionnent déjà. Dans une forme de flou juridique. CoronApp a été créée en 78 h. Son slogan : « Mieux qu’un vaccin une application. » Elle se présente comme « une démarche citoyenne ». « Le principe est simple, l’application suit les mouvements des utilisateurs pendant 14 jours. Si un porteur du virus se déclare comme infecté par le Covid-19, l’algorithme va retracer son parcours pour vérifier les personnes qu’il/elle a croisées et les informera via une notification [sur smartphone] de l’heure et de la date à laquelle ils ont été en contact avec cette personne. »

Au-delà des questions techniques que soulèvent ces applications, la Ligue des droits de l’Homme y voit une approche dangereuse : « une forme de servitude volontaire » qui pourrait se transformer plus tard en contrainte avec l’ injonction d’être « un citoyen responsable ». De manière générale, les défenseurs des libertés publiques dénoncent un discours qui transfère la responsabilité de la crise sur les individus et leur comportement. (...)

« Cette chasse moderne, mais très ancienne, au semeur de peste est particulièrement puissante, car elle interfère avec le besoin individuel de donner un nom à l’angoisse de devoir combattre un ennemi invisible. »

Après l’épidémie, cette société de contrôle a de fortes chances de se pérenniser. (...)

Au quotidien, 100.000 membres des forces de l’ordre quadrillent le territoire national