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Aude Lancelin virée de L’Obs : un chef d’œuvre de management très politique
Article mis en ligne le 7 juin 2016

Le licenciement pour motifs politiques d’Aude Lancelin est désormais avéré. Notre solidarité (comme celles de toutes celles et de tous ceux qui, intellectuels ou non, journalistes ou pas, se sont manifestés) est entière. Son cas personnel est emblématique. Il suffit de parcourir les épisodes de ce licenciement pour voir se confirmer sur un exemple particulier un fonctionnement de la presse qui ne concerne pas seulement L’Obs.

Cela commence par les déboires de l’audience (et donc du financement) d’un hebdomadaire, les inquiétudes de ses actionnaires, puis l’ultimatum lancé à leur factotum – le directeur de la rédaction (Mathieu Croissandeau) : un ultimatum auquel répondent des mesures autoritaires, prises avec la complicité active des dits actionnaires, dans le but de leur complaire. Ce management brutal se prévaut d’une prétendue efficacité qui dissimule mal des motifs politiques. La rédaction se rebelle mais, la hiérarchie étant ce qu’elle est, ses protestations sont vaines : elle ne dispose d’aucun véritable pouvoir statutaire.

Seulement voilà : les articles de la concurrence et une tribune d’intellectuels (dont on pourrait souhaiter que la question des médias les émeuve même quand ils ne sont directement concernés) ont obligé le chef, ainsi que le cofondateur de L’Obs (Jean Daniel) à réagir. Ces magnifiques tentatives de déni ont été démenties par un simple SMS, avant que des extraits d’un conseil de surveillance n’attestent la brutalité de l’intervention des actionnaires et son caractère politique.

Bref : les actionnaires actionnent et Aude Lancelin est licenciée.

Reprenons…

Au commencement était la crise (...)

Alarme et ultimatum : le jeudi 10 décembre 2015, lors d’une réunion d’un Conseil de surveillance de L’Obs, les trois actionnaires – Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé – « donnent un mois à Matthieu Croissandeau pour changer la ligne éditoriale » [1].

L’orientation éditoriale d’un titre, on s’en doute, n’a aucun rapport avec son orientation politique… Et en exigeant que la ligne éditoriale change, les actionnaires, c’est évident, n’interviennent nullement sur l’orientation politique ! D’ailleurs celle-ci est placée sous le contrôle du directeur de la rédaction qui occupe cette fonction grâce à des actionnaires qui, bien sûr, sont les garants de son indépendance !

Et le management fut brutal (...)

Mais la rédaction s’insurgea

Pourtant, au fil des jours les soupçons d’un licenciement politique gagnent en consistance.

Le vendredi 20 mai, Aude Lancelin est reçue par Jacqueline Volle pour l’entretien préalable à son licenciement. La veille déjà, Libération s’interrogeait : « Aude Lancelin virée pour avoir fait battre le cœur de "L’Obs" trop à gauche ? » (Libération, 19 mai 2016). La réponse est dans la question et l’article la confirme : « Cette décision a été prise la veille d’un conseil de surveillance réunissant le 11 mai les actionnaires du titre. » On a vu dans quelles conditions, et l’on en apprendra plus au début du mois de juin. Patience…

Le jour de la convocation d’Aude Lancelin, Libération publie un texte rédigé par la société des rédacteurs : « Nous, journalistes de "L’Obs"… ». « Forts et fiers de notre histoire, disent-il, nous résistons. » Et ils s’insurgent : « Engager une procédure de licenciement contre un journaliste de cette manière et dans de telles circonstances est contraire aux principes que L’Obs défend. Cette situation laisse peser le soupçon grave et inacceptable d’une intervention politique. […] Il ne saurait être question pour nous d’aborder une campagne électorale dans un tel climat de suspicion. »

Ce même 20 mai, l’intersyndicale de L’Obs proteste à son tour, en invoquant d’éventuelles raisons politiques à l’éviction d’Aude Lancelin : « Nous avons demandé l’arrêt de la procédure en cours. […] Si licenciement il devait y avoir, il serait particulièrement choquant au moment où ont filtré dans la presse et au conseil de surveillance de L’Obs des raisons politiques à l’éviction de cette journaliste. [3] »

Le lundi 23 mai, l’assemblée générale des salariés de L’Obs décide d’un arrêt de travail d’une heure, « pour protester contre le licenciement d’Aude Lancelin et le traitement réservé aux salariés de L’Obs, de Rue 89 et de O, amenés à changer de postes ou à quitter l’entreprise (ruptures conventionnelles en lieu et place de licenciements économiques, promesses de reclassement dans le groupe non tenues, souffrance au travail) ». Un texte publié par l’intersyndicale et les représentants du personnel, avec le soutien de la société des rédacteurs, insiste : « Les salariés considèrent inacceptables ces méthodes qui vont à l’encontre des valeurs fondamentales de ce journal. »

Mais rien n’y fait [4]. Les rédactions ne disposent pas du pouvoir statutaire qui leur permettrait de contrecarrer les décisions d’une hiérarchie incontrôlable. Mathieu Croissandeau, fort du soutien des actionnaires et de Jean Daniel, reste droit dans ses bottes (ter). (...)

Patatras : le licenciement politique est confirmé

Le 1er juin 2016, Mediapart et Le Figaro (coalisés ?) rejoignent en même temps la conspiration et publient un SMS [6] que Claude Perdriel a adressé à Aude Lancelin le samedi 14 mai à 18 h 26, qui confirme que le conseil de surveillance du 11 mai a lui-même décidé le licenciement neuf jours avant qu’il soit officiellement prononcé, et que ce sont bien les « opinions » d’Aude Lancelin qui sont en cause. Voici le SMS en question :

Chère Aude, vous avez toute ma sympathie mais la décision du dernier conseil est évidemment irrévocable. Votre talent est indiscutable vous êtes jeune vous n’aurez pas de problème pour trouver du travail nombreux sont ceux qui vous soutiennent. Moralement c’est important. Je respecte vos opinions mais je pense qu’elles ont influencé votre travail cela n’empêche pas le talent. Amicalement, Claude

Tant de condescendance paternaliste et désinvolte éblouit !

Dans l’article du Figaro, Claude Perdriel commente ainsi son SMS : « Quand on respecte son lecteur, on ne lui impose pas d’idées. Aude Lancelin donne la parole à Nuit debout ! Cela la regarde, mais ce n’est pas la ligne du journal ».

Mais ce n’était encore que le commentaire affligeant d’un malencontreux SMS. Les informations les plus compromettantes étaient à venir.
(...)

« Il faut respecter la ligne de ce journal, qu’il arrive que je ne reconnaisse plus. »

Les actionnaires, c’est dit, sont donc les garants de « la ligne » !

Jusqu’alors manquaient les preuves irréfutables du licenciement politique. Mais désormais la cause est entendue : le parti de la presse dominante se renforce en s’épurant ! C’est du moins ce que semblent croire ses tenanciers.