
La peur s’infiltre dans les moindres recoins, se répand à travers les frontières, paralyse les meilleures volontés. Attentats terroristes, prolifération nucléaire, réchauffement de la planète, tsunamis, cyclones, grippe aviaire : une menace chasse l’autre à la « une » des médias. Pourtant, hier encore, voilà un peu plus d’une décennie, la chute de l’Union soviétique soulevait l’espoir d’un nouvel ordre international, d’une humanité enfin libérée de sa condition. Désormais, personne ne croit plus ni aux lendemains qui chantent, ni au libéralisme triomphant paré de tant de promesses non tenues.
Orphelins d’un siècle que certains réduisent à des génocides et à des massacres, nous sommes guettés par l’abattement. Peut-on encore changer le monde ? Faut-il vraiment s’y atteler ? Existe-t-il un programme global de transformation ? Ceux-là mêmes qui ne peuvent plus défendre le bilan du libéralisme réellement existant haussent les épaules, faussement accablés : « C’est le monde tel qu’il est, il faut se résigner. »
Les programmes permettant de guider l’humanité vers un avenir « clés en main » sont discrédités. Pourtant, de nombreuses réflexions et, surtout, une multitude d’actions à travers la planète offrent des pistes plus prometteuses qu’on ne le pense généralement. En témoigne Internet, souvent présenté comme le nec plus ultra de la modernité libérale, le « lieu » où, enfin, des individus isolés peuvent agir selon les règles du marché pur, sans intermédiaire, sans lien social. « La société n ’existe pas » proclamait l’ancien premier ministre britannique, Mme Margaret Thatcher. Des prophètes annonçaient que la Toile allait enfermer les individus dans des bulles.
Pourtant, parallèlement aux monopoles comme Microsoft ou Google, et contre leurs tentatives d’assujettir la Toile au marché, des pratiques neuves ont émergé, notamment celle des logiciels libres (1), des pratiques que personne n’avait anticipées. Pourquoi des programmeurs laissent-ils « libres » leurs inventions, les font-ils circuler ? Pourquoi acceptent-ils de ne pas en profiter ? Voilà ce que les tenants de la marchandisation du monde ne saisissent pas. (...)
Cette démarche interroge le « droit de propriété ». On retrouve cette charge subversive dans les luttes qui se sont développées pour l’accès aux traitements antirétroviraux contre le sida. Face à la mobilisation des opinions, face à celle d’un certain nombre d’organisations non gouvernementales, Big Pharma a dû jeter du lest, accepter des limites au sacro-saint droit des brevets. Certes, la bataille sur les médicaments est loin d’être gagnée, mais la volonté de soustraire au « libre marché » des pans entiers de la société s’affirme dans des domaines divers, de la santé à l’eau. Les droits des citoyens doivent passer avant ceux de quelques grandes compagnies et de leurs actionnaires à accumuler des profits.
On aurait tort de percevoir ces mobilisations comme des combats d’arrière-garde, dont le seul but serait de préserver ce qui peut encore l’être des offensives libérales. (...)
Mais l’extrême diversité des luttes et des résistances éveille un malaise chez les partisans du changement, surtout ceux qui ont connu un monde bipolaire. Face à un capitalisme de plus en plus mondialisé, n’est-il pas illusoire d’agir localement ? Ne manque-t-il pas un programme global à opposer à la globalisation libérale ?
Cette nostalgie d’un « modèle » s’ancre dans les vieux rêves du XXe siècle, dans une vision de stades de civilisation se succédant, de la barbarie à la lumière, l’Europe (puis l’Occident) représentant le degré ultime du progrès, voué à s’étendre à toute la planète et à effacer tous les archaïsmes locaux ou régionaux, culturels ou religieux. Or c’est la notion même de « progrès » qui semble désormais devoir être mise en question. (...)
Plus largement, l’uniformisation du monde provoque des réactions de rejet, parfois marquées par le chauvinisme ou par une vision sectaire de la religion. Les peuples ne veulent pas être réduits à un agrégat d’individus consommateurs, pas plus qu’ils n’acceptèrent, hier, les carcans du socialisme réel. Car ils sont le produit d’une histoire et d’une culture, nourrissent leur imaginaire de rêves, de légendes, de mythes. (...)
Partout domine une volonté de maîtriser son destin, de choisir sa propre voie, loin des injonctions du FMI et de la Banque mondiale, loin aussi des « leçons » données par l’Occident au reste de la planète.
Cette apparente hétérogénéité, à condition de s’appuyer sur une vision d’un ennemi global, le capitalisme, peut être un atout. Ce qui peut naître, ce n’est pas un nouveau modèle, mais de multiples autres mondes, échangeant, coexistant, s’enrichissant les uns les autres.
Des principes universels se forgeront, se forgent déjà, en commun, autour de la défense des plus démunis, de l’égalité, des droits de chaque personne à une vie enrichissante, du rejet de toute domination - y compris masculine. Ils prendront différentes formes ici et là, contribuant à l’émergence d’une humanité à la fois plus solidaire et plus diverse.