
Le début du XXIe siècle est un nouvel âge d’angoisses. Parmi les nombreuses peurs qui s’emparent des populations occidentales, un nouveau catastrophisme est alimenté par les discours des techno-sciences, ou par les discours qui se donnent comme tels, sur les désastres à venir. L’immobilisme des Etats, qui ne prennent par exemple que très peu de résolutions rapides sur le réchauffement climatique, contribue aussi au déploiement d’un discours inquiet et à une peur pathologique, comme tente de l’établir Que reste-t-il de l’avenir ? de Gérard Amicel.
Or, ces espèces de peur sont inséparables d’une conception du temps de type linéaire, et d’inspiration biblique, qui suppose un début et qui annonce une fin. C’est alors à une critique du temps posé comme linéaire et chonologique que se consacre cet ouvrage. Développer une autre vision du temps, comme nous y invitent Walter Benjamin et Paul Ricoeur, un temps de « l’intermittence » : telle est la proposition du philosophe pour trouver une capacité à créer des solutions nouvelles à la crise environnementale que nous traversons.
La peur tue les « possibles »
La peur, lorsqu’elle se réfugie dans l’ignorance, donne lieu à moult préjugés et à des comportements incontrôlables, voire proches de la panique, irrationnels. Il suffit de regarder les séries TV sur la thématique du survivant au milieu d’un monde hostile pour saisir la force de ces représentations dans l’imaginaire collectif. (...)
Gérard Amicel tente de montrer que la peur posée comme une obligation morale à l’attention des générations à venir, ou une affection subie, n’est que la conséquence de l’idée de progrès – que l’on regarde elle-même souvent comme une version sécularisée de la conception linéaire du temps judéo-chrétien.
Rapporter la peur à la notion de progrès est ainsi une façon de faire taire les discours des idéologues transhumanistes posant une rupture radicale entre le passé et l’avenir, ainsi que les partisans d’un catastrophisme qui nous enferme dans un temps sans avenir. Ce n’est qu’en renonçant à l’idée de progrès, en construisant une histoire faite de heurts et de crises que sera possible « l’irruption des possibles », c’est-à-dire d’un devenir de l’humanité : « C’est en partant des ruptures et des déchirements du présent que l’articulation entre le passé et l’avenir peut être reconstruite »écrit Gérard Amicel . Citant Paul Ricoeur, dans Le Temps raconté, Gérard Amicel reprend à son compte ses propos : « Il faut rouvrir le passé, raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées, voire massacrées » .
Le paradoxe : méfiance vis-à-vis des techniques et rêves de cyborg (...)
En réponse au désarroi humain, le transhumanisme fait la promesse d’un humain augmenté qui échapperait à la finitude, c’est-à-dire à sa condition d’être mortel, dans une sorte de pied-de-nez à une catastrophe annoncée. Ce désir de « tuer la mort » puise sa source au coeur d’une conception philosophique qui refuse l’idée de « nature humaine », ou encore de genre, dans la mesure où, en intervenant sur le vivant, le transhumanisme promet d’améliorer par la technique ce que la nature n’a pas pu faire. Si on cherche une parenté – quoique lointaine - au transhumanisme, explique Gérard Amicel, c’est du côté de Sartre posant l’existence comme précédant l’essence qu’il vaut mieux chercher. Le transhumanisme parie sur la condition humaine, pas sur sa nature.
Dislocation de la temporalité
Le temps est en train de se disloquer, explique Gérard Amicel, reprenant l’expression à Myriam Revault d’Allonnes dans La crise sans fin. Le passé ne se rattache plus à l’avenir, ce qui a pour conséquence un désarroi généralisé. Etonnants propos que cette perte du passé, si on prête attention au fait que l’on ne cesse de conserver et collectionner au temps présent les vestiges du passé. Nous sommes pris au piège d’un éternel présent, fermé à la projection dans l’avenir. Si on définit les anticipations de la perception au quotidien comme appartenant à la position du corps percevant dans l’espace et le temps, à ce titre elles sont inachevées, ouvertes au champ des possibles
en lien avec le déploiement du capitalisme, on observe aussi un usage idéologique de la catégorie de « futur ». L’auteur cite Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis : « Le sens des pronostics, surtout dans les domaines de l’économie et de la politique, ne réside pas dans la description du futur mais dans le contrôle d’un comportement déterminé par la référence au futur » . Cela permet de comprendre les débats autour de l’âge de la retraite ou du temps de travail. On ne cherche pas à conquérir de nouveaux territoires qui n’existent plus, mais à s’approprier « les ressources temporelles des autres » . Le futur n’est pas l’avenir à créer, mais un programme à réaliser.
S’adapter au lieu de créer : les ambitions transhumanistes.
Inventer un homme capable de s’adapter à l’accélération du monde contemporain, tel est le projet du transhumanisme, idéologie issue de la cyberculture américaine qui se développe au début des années 80 comme mouvement, puis s’officialise en 1998 par la création de l’Association transhumaniste mondiale, rebaptisée Humanity+ en 2008. Le philosophe Günther Anders soulignait en 1956, dans son livre L’obsolescence de l’homme, le nouveau sentiment de honte de l’homme face à la perfection des machines, ses analyses étant guidées par ses lectures de Heidegger, dénonçant l’absence de pensée de la technique.
Là où Günther Anders nous met en garde contre les créations humaines issues de la technique, potentiellement dangereuses, voire « monstrueuses » , les transhumanistes y voient la possibilité d’augmenter nos facultés intellectuelles et physiques, dans une apparente reprise du concept de perfectibilité rousseauiste. (...)
Le catastrophisme
Prisonnier du temps linéaire de l’histoire, il est impossible à l’homme de prendre les mesures qui s’imposent face aux urgences. Pris dans le discours de la catastrophe à venir, il n’en veut pas mais son action reste impuissante. Jean-Pierre Dupuy, dans ses travaux sur la catastrophe, propose de se donner non pas un passé fondateur mais un autre point fixe, le futur. Dans son livre Pour un catastrophisme éclairé, il défend ce qu’il appelle « la métaphysique du projet ». Pour faire agir les hommes, il faut leur faire peur avec un avenir figé comme destin, tout en conservant un élément d’incertitude rendant possible l’action humaine, afin de ne pas les réduire à l’impuissance. Mais ce régime de terreur risque d’affecter toute l’existence et de produire une anxiété constante. Cette peur permanente, d’autre part, entrave tout désir créatif et tend à enfermer l’individu dans la sphère privée, loin de l’espace public de discussion. Les détenteurs du droit au discours du catastrophisme risquent dès lors de former une élite détentrice du temps, une autre façon de le subtiliser.
L’intermittence : une réponse pour sortir de l’effroi
C’est en pensant autrement le temps que l’on mettra un terme à ces dérives. Sortir d’une représentation linéaire n’est pensable et possible que si les hommes expérimentent un autre rapport au temps. C’est la raison qui mène Gérard Amicel à repenser le temps du travail. Développer un temps de l’otium (loisir) aux côtés du temps du travail est une solution pour amener les hommes à une autre représentation du temps. C’est en effet par une expérience de la diversité des temporalités que l’on pourra se libérer de l’idée de progrès, responsable de l’inaction humaine.