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Mediapart
Barkhane, le crépuscule de la force
Article mis en ligne le 30 novembre 2021

Plusieurs manifestants qui voulaient barrer la route à un convoi de l’opération Barkhane ont été tués, et d’autres blessés, au Burkina Faso et au Niger. L’armée française reconnaît avoir fait usage d’armes létales. Ces incidents interviennent dans un contexte tendu, alors que l’image de la force Barkhane est dégradée au Sahel, et que la politique de la France y est de plus en plus contestée.

Quatre blessés, dont un gravement à Kaya, au Burkina Faso. Trois morts et dix-sept blessés, parmi lesquels des mineurs, à Téra, au Niger. Le passage du convoi militaire français qui, parti d’Abidjan, en Côte d’Ivoire mi-novembre, avait pour destination finale la ville de Gao, où se trouve la principale base de la force Barkhane, au nord-est du Mali, a été sanglant.

Au Burkina comme au Niger, on ne sait pas précisément qui, des militaires français ou des forces de sécurité locales, a ouvert le feu sur les manifestants qui s’opposaient au passage de ce convoi logistique. L’état-major des armées, interrogé par Libération, assure que les soldats français n’ont effectué que des tirs de sommation et n’ont pas tiré vers le sol à Kaya, le 19 novembre. Mais le quotidien a recueilli sur place plusieurs témoignages évoquant « une militaire française rafalant vers le sol ».

Concernant Téra, un communiqué du ministère de l’intérieur nigérien, publié quelques heures après la répression, le 27 novembre, cultive l’ambiguïté : « Le convoi de la force française Barkane (sic), sous escorte de la Gendarmerie Nationale, en route pour le Mali, a été bloqué par des manifestants très violents à Tera […] Dans sa tentative de se dégager, elle a fait usage de la force », indique le texte, sans préciser qui se cache derrière ce « elle » – la force Barkhane ou la gendarmerie nigérienne ? (...)

Son récit est corroboré par d’autres habitants de Téra ayant requis l’anonymat. Aucune image ne prouve leurs dires. Les vidéos transmises par plusieurs témoins montrent les blindés français avançant lentement sur le goudron, tandis que de violentes détonations sont régulièrement entendues. Mais impossible de voir qui tire.

Sollicité par Mediapart, l’état-major des armées, qui fait état de cinq militaires et deux conducteurs civils blessés, admet que les soldats français, après avoir eu recours à « de l’armement à létalité réduite » (avertissements par haut-parleurs, grenades lacrymogènes), ont « dû ouvrir le feu » et ont effectué des tirs au sol « face à une foule hostile et menaçante ».

Mais il affirme qu’« aucun tir direct n’a été effectué » (...)

Quelles que soient les responsabilités, ces violences marquent une étape cruciale dans l’histoire de Barkhane. Jamais un convoi militaire français n’avait été pris à partie depuis le déclenchement de l’opération, en août 2014. Certes, les soldats français n’étaient plus accueillis en héros depuis longtemps par les populations sahéliennes, comme ce fut le cas en janvier 2013 lors du déclenchement de l’opération Serval (...)

Mais jusqu’à présent, les convois, fréquents sur les routes du Niger, du Burkina et de Côte d’Ivoire, ne suscitaient guère plus que de la curiosité à chacun de leurs passages.

Aujourd’hui, Barkhane, dont la réputation a déjà été entachée par plusieurs bavures et par des alliances coupables, apparaît comme une force contestée, voire haïe par une part de plus en plus importante des populations sahéliennes. Les vidéos tournées avec leur téléphone par des manifestants ou des témoins à Kaya et à Téra sont accablantes (...)

S’il est difficile de mesurer l’ampleur du rejet de la force Barkhane – et si les militaires assurent que, sur le théâtre des opérations, les soldats français sont encore bien accueillis par les populations civiles –, il est évident qu’il gagne du terrain, et pas seulement du fait d’une « guerre informationnelle » qui, à en croire les dirigeants français, serait menée depuis Moscou ou Ankara. (...)

Il est vrai que les fausses informations concernant Barkhane se sont multipliées ces dernières années sur les réseaux sociaux, et qu’une partie d’entre elles ont pu être exploitées, voire suscitées par des réseaux à la solde de Moscou. Ces élucubrations complotistes, dont certaines sont grossières, et qui inondent quasi quotidiennement les smartphones des habitants du Mali, du Burkina et du Niger, jouent un rôle majeur dans l’image ternie de l’armée française. (...)

L’image du pompier pyromane est particulièrement répandue. Elle sert la théorie suivante : les Français, sous couvert de lutter contre les djihadistes, les aideraient en réalité, en les armant et en les équipant, dans le but de déstabiliser les États sahéliens et d’accaparer les richesses du sous-sol...

La veille des incidents de Téra, le président du Niger, Mohamed Bazoum, fidèle allié de Paris, avait jugé nécessaire de démonter ces idées reçues dans une interview télévisée. (...)

« Cela a été très mal perçu au pays, affirme l’activiste Ali Idrissa, une des figures du collectif citoyen « Tournons la page ». Au lieu de calmer les gens, ça les a excités. » « Hélas, rien de tout cela n’est audible à l’heure actuelle », admet un conseiller de Bazoum ayant requis l’anonymat.

Ali Idrissa ne croit pas à toutes ces théories. Mais il comprend qu’elles puissent séduire ses compatriotes. (...)

L’activiste constate que les poussées de fièvre anti-Barkhane interviennent souvent après une attaque sanglante contre une position de l’armée. Au Burkina, c’est le massacre de 53 gendarmes et de 4 civils à Inata, dans le nord du pays, le 14 novembre, alors qu’ils manquaient de tout, y compris de nourriture, qui a mis le feu aux poudres. La colère s’est d’abord dirigée contre le président Roch Marc Christian Kaboré, avant de cibler l’armée française. (...)

« Force est de reconnaître aujourd’hui que là où l’armée française opère, l’insécurité s’accroît. Pour beaucoup de gens, non seulement elle est incapable de régler les problèmes d’insécurité, mais en plus, elle risque de les aggraver. »

Ce constat d’échec, illustré par l’augmentation continue des violences contre les civils, est le principal carburant qui alimente les thèses complotistes. (...)

Plusieurs chercheurs évoquent le lourd passif de la France en Afrique pour expliquer le rejet actuel, fruit d’un sentiment d’humiliation autant que de méfiance. Dans un long texte consacré au « sentiment antifrançais » – une notion contestée par plusieurs intellectuels – qui tournerait « à l’obsession haineuse » au Sahel, Rahmane Idrissa, docteur en sciences politiques originaire du Niger, estime qu’il s’agit là du résultat d’une longue histoire.

Selon lui, l’opération Barkhane n’est pas une force néocoloniale, mais il note que « jusqu’en 2013, la France n’est jamais intervenue militairement en Afrique que dans une optique néocoloniale ». Il est donc « logique », bien que infondé, « de considérer que cette énième intervention s’inscrive dans la même lignée ».

Toutefois, pour lui, les causes de cette crise sont plus profondes. Elles sont liées tout autant à l’« éloignement culturel constant et grandissant entre la France et l’Afrique francophone » (un éloignement « positif » à son sens), qu’à un « effondrement intellectuel » qui guetterait le Sahel.