
C’est une bataille silencieuse, laborieuse, qui se déroule sur les contreforts de Jérusalem, dans un paysage d’une beauté âpre, à cheval entre Israël et la Cisjordanie. Il y a des sapins d’un côté et des plants d’oliviers de l’autre. Une armada de résineux, en rangs serrés, face à une troupe d’oléagineux à peine montés en graine. Et puis, tout autour, des murets de pierres sèches qui courent sur la terre ocre, dégringolent les pentes, enjambent les vallons et dessinent, jusqu’à perte de vue, un dédale de terrasses agricoles. "C’est la vallée du Makhrour, 554 km de murets, le plus long réseau de terrasses de toute la Palestine", s’exclame Hassan Muamer, un guide pour randonneurs qui conduit une Subaru cabossée sur un sentier rocailleux. Originaire de Battir, le principal village de la vallée, ce trentenaire énergique connaît chaque recoin de ce petit paradis rural et chaque détail de la bagarre qui s’y joue.
En parallèle du circuit de randonnée, les Battiri ont créé un centre d’information et un gîte, qui ont accueilli, depuis février 2013, plus de 1 500 touristes (le guide Hassan Muamer).
Aux yeux des Palestiniens, le sapin est un intrus, l’arbre de l’envahisseur. Importé par l’occupant britannique dans les années 1920, planté tous azimuts par les Israéliens, après la création de leur Etat en 1948, il a contribué à effacer le péché originel des sionistes. En quelques années, les villages palestiniens, rasés et vidés de leur population lors de la première guerre israélo-arabe (1947−1949), ont été recouverts par d’épaisses sapinières. (...)
Et puis la barrière de séparation, un gigantesque dispositif antiterroriste en voie d’achèvement après dix ans de travaux, s’approche de Battir, dont elle pourrait confisquer une partie des terres. En face, les Palestiniens sont démunis. La bureaucratie militaire israélienne leur interdit de construire dans la plus grande partie de la vallée. "Alors on plante, pour marquer notre territoire, explique Hassan, le guide. On rénove les vieux sentiers, abandonnés au fil des années, pour inciter les paysans à retourner à la terre. On se lance dans l’écotourisme pour faire parler de nous. On est même candidat à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ce paysage est à nous, on doit le défendre, le reconquérir", ajoute-t-il en écrasant l’accélérateur de sa guimbarde. (...)
Battir, 5 000 habitants, au sud de Jérusalem, est la capitale de cette "intifada verte". Pas de kalachnikov ici, pas de pierres ni même de manifestations, comme à Bilin, un autre village de Cisjordanie menacé par la barrière. Les armes des villageois sont des cartes topographiques, des instruments de relevés, des pelles et des pioches. Leur allié numéro un est la nature environnante, ce sublime relief en terrasses que les historiens locaux font remonter aux Cananéens (IIIe millénaire avant notre ère). (...)
A partir de la fin des années 1990, les "Battiri", déjà privés du train, ont peu à peu perdu le droit d’aller vendre leurs produits à Jérusalem-Est, la partie arabe de la ville sainte, isolée du reste de la Cisjordanie par les checkpoints israéliens. "On doit ruser, explique Abou Hassan, un autre paysan, qui promène ses chèvres à flanc de colline. On envoie les cageots par taxi et ma femme les rejoint par un chemin détourné. Mais on gagne de moins en moins d’argent. Le mur achèverait de détruire notre jardin." Une fois n’est pas coutume, la Cour suprême israélienne pourrait donner raison aux villageois. Elle a rejeté pour l’instant les différents tracés présentés par l’armée, lui suggérant de proposer une "alternative non physique" à la barrière. Le fait que le département israélien des parcs naturels, dirigé par un colon peu suspect de palestinophilie, soutienne la pétition de Battir n’est sûrement pas étranger à cette décision. "C’est la première fois qu’un organisme officiel ose contredire l’armée", s’enthousiasme Mohammed Obidallah, membre de Friends of the Earth Middle East (FoEME), une ONG de défense de l’environnement israélo-jordano-palestinienne, acquise elle aussi à la cause de Battir. "C’est le résultat de la mobilisation de toute une communauté, qui a compris l’intérêt qu’elle avait à travailler avec des Israéliens", poursuit-il (...)
Est-ce un hasard ? Au mois de juin, alors que le dossier était fin prêt, l’Autorité palestinienne a subitement renoncé à faire inscrire Battir au patrimoine mondial de l’Unesco. Sur place, l’annonce de cette reculade a eu l’effet d’un coup de massue. Hassan Muamer et Samir Harb, les deux cerveaux de la renaissance de Battir, l’ont ressentie comme la négation de tous leurs efforts. Le premier a songé à s’expatrier dans le golfe Arabo-persique. Le second est reparti à ses études d’architecture. Et puis l’été est passé, les touristes continuent d’arriver. Battir n’est pas mort, l’utopie frémit encore.