
Dans la province chinoise du Xinjiang, d’étranges visiteurs et visiteuses s’invitent chez les Ouïghours pour les surveiller, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sept.
Les grandes sœurs et grands frères arrivaient souvent en tenue de randonnée. Ils apparaissaient dans les villages en groupes, avec leurs sacs boursouflés sur le dos, leurs bagages remplis de bouilloires électriques, de cuiseurs à riz et autres cadeaux utiles à leurs hôtes. Ils se trouvaient loin de chez eux, mal à l’aise, rétifs à l’idée de dormir à la dure loin du confort urbain. Mais ces « parents éloignés », comme on leur demande de se faire appeler, étaient en mission, alors ils se tenaient la tête haute en pénétrant dans les maisons ouïghoures où ils venaient annoncer qu’ils resteraient longtemps. Les enfants des villages repéraient rapidement les nouveaux arrivants. Ils entendaient leurs tentatives de salutations dans la langue locale, apercevaient leurs drapeaux chinois brillants et le visage rond de Mao Zedong épinglé à leur poitrine, et savaient quoi répondre. « J’aime la Chine » criaient immédiatement les enfants, « j’aime Xi Jinping ».
Au cours de l’année passée, des informations venues de la région autonome chinoise du Xinjiang ont fait état d’une campagne de répression religieuse et culturelle contre les musulmans et musulmanes ainsi que de leur détention et de leur confinement au moyen d’un réseau de plus en plus vaste de camps clos par des fils barbelés. Le gouvernement chinois a parfois désigné ceux-ci par les termes de « centre de transformation par l’éducation », de « centre de formation contreterroriste », et plus récemment, dans un contexte de multiplication des critiques venues de l’étranger, par l’expression « centre de formation à la vocation ». Le gouvernement décrit ces mesures comme une réaction au terrorisme. En effet, ces camps peuvent être vus comme la continuation logique, bien que grotesque, de décennies de tentatives d’éradication de ce qu’il perçoit comme « le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme religieux » de la minorité ethnique musulmane au Xinjiang. La région et le pays ont en effet vécu des spasmes de violences spontanées d’envergure, ainsi que des cas de violence préméditée résultant du désespoir ouïghour face à des décennies de discrimination et de persécution. Les mesures actuellement mises en œuvre par le gouvernement pour éviter de potentiels troubles futurs semblent reposer sur la supposition que la plupart des Ouïghours sont des extrémistes en puissance. (...)
Ce printemps, en tant qu’anthropologue revenant dans une province où j’avais passé deux ans à mener des recherches sur la vie sociale des Han et des Ouïghours, j’ai effectué des entretiens avec des fonctionnaires Han dans des quartiers urbains et des villes majoritairement ouïghoures dans le sud du Xinjiang. Pendant cette période là-bas et par des entretiens en ligne avant et après ma visite, j’ai parlé du travail de « grande sœur » ou « grand frère » dans des foyers ouïghours ou kazakhs avec une douzaine de personnes, aussi bien des agents civils chargés de missions de surveillance que des membres de familles surveillées. Certaines de ces personnes étaient des amis Han avec qui j’avais tissé des liens en 2011 en commençant mes recherches de terrain à Urumqi. D’autres, surtout des amis et parents de ceux qui étaient impliqués dans le programme, étaient des connaissances rencontrées hors de Chine. Ceux restants étaient des gens que j’avais rencontrés à Urumqi et à Kashgar en 2018. (...)
La tyrannie actuellement à l’œuvre dans le nord-ouest de la Chine monte différents groupes de citoyens chinois les uns contre les autres à la faveur d’un processus totalitaire qui tend à dominer tous les aspects de la vie. Cela pousse les « parents » Han à avoir des relations de coercition vis-à-vis de leurs hôtes ouïghours et kazakhs, produisant une épidémie d’isolement individuel et de solitude en faisant éclater les familles, les amis et les communautés. Alors que des restriction de la liberté de niveau de plus en plus important sont mises en œuvre, le projet produit de nouvelles normes définissant ce qui est normal et banal. Les « parents » auxquels j’ai parlé, qui effectuaient pour l’État une mission consistant à briser des familles et les envoyer dans un système de camps, considéraient qu’ils ne faisaient « que leur travail ».
Je les ai crus. Dans l’ensemble, ils ne semblaient pas avoir même pensé à l’horreur qu’ils rendaient possible. Aucune presse libre ne leur était accessible. La majorité des gens que j’ai interrogés ne savait pas ou ne croyait pas que les camps de rééducation fonctionnaient comme une forme spécifiquement chinoise de camp de concentration, où les châtiments corporels et la torture psychologique sont courantes, ou encore que les Ouïghours et les autres minorités voyaient le fait d’être envoyées dans les camps comme une forme de punition. Seule une seule des dix personnes Han issues du Xinjiang avec qui je me suis entretenues pensait que les camps servaient de prisons pour les gens qui n’étaient coupables que d’appartenir aux mauvaises catégories ethniques et religieuses.