
L’Education nationale expérimente dans dix départements son propre manuel de lecture. Des chercheurs et éditeurs craignent une atteinte à la liberté pédagogique et s’alarment de l’interventionnisme de Jean-Michel Blanquer.
Depuis son arrivée rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer entretient une appétence pour les évaluations et les méthodes d’apprentissage. Le ministre de l’éducation nationale a une idée très sûre de ce qu’il convient de faire pour améliorer les performances souvent préoccupantes des écoliers français. Cette fois, ses équipes ont décidé de prendre en main l’enseignement de la lecture : à la fin août, un manuel baptisé Pour apprendre la lecture et l’écriture au CP a été édité par l’Education nationale. Du jamais vu.
D’ordinaire, les enseignants choisissent eux-mêmes leurs manuels, parmi une trentaine élaborés par des éditeurs scolaires, tels Bordas, Hatier, Retz ou Nathan, qui respectent les instructions officielles délivrées par le ministère. (...)
Cette méthode de la rue de Grenelle a été, pour l’heure, distribuée dans 350 classes de dix départements, soit auprès de 10 000 élèves, et son efficacité doit être évaluée par un laboratoire de recherche, dont les conclusions sont attendues courant 2021. (...)
Si la démarche est passée jusqu’ici inaperçue, elle soulève nombre de questions et risque de créer le trouble dans le milieu éducatif. Cet interventionnisme du ministre inquiète certains chercheurs, ainsi que les éditeurs scolaires, dans un contexte de débats récurrents et inflammables sur la bonne méthode d’enseignement de la lecture. Il faut dire que la dernière étude PIRLS a montré que les écoliers français se situent dans la moyenne des pays de l’OCDE pour le décodage mais pèchent en matière de compréhension des textes. Plusieurs personnes qui connaissent bien le dossier ont en tout cas refusé de nous répondre, invoquant la sensibilité du sujet.
Le ministre n’en est pas à sa première tentative de cadrer le travail des enseignants. (...)
À son arrivée rue de Grenelle en 2017, Jean-Michel Blanquer, défenseur d’une méthode syllabique « stricte » pour la lecture, avait déclenché une polémique visant la méthode dite « globale ». Puis il avait, dès 2018, fait publier un « guide orange » de 130 pages rédigé par la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), afin de fixer une doctrine d’apprentissage de la lecture et de l’écriture pour les enseignants du premier degré, sans que le Conseil scientifique de l’Education nationale n’ait été suffisamment consulté, ni l’Inspection générale. Aujourd’hui, les signaux de sa volonté de reprise en main de la pédagogie se font de plus en plus visibles. (...)
Le conseil scientifique avait produit, fin 2019, un rapport d’analyse d’une dizaine de manuels de lecture disponibles sur le marché, en collaboration avec l’académie de Paris, qui avait retenu deux manuels conformes aux exigences ministérielles défendant la méthode syllabique stricte –la même utilisée dans le manuel ministériel. C’est-à-dire une méthode qui ne délivre aux enfants que des mots qu’ils peuvent déchiffrer à cent pour cent. Par exemple, ils ne pourront pas lire « bateau » tant qu’ils n’auront pas appris que le « o » s’écrit également « au ». En réalité, sur le terrain, les enseignants ont plutôt recours à une forme mixte, la syllabique avec une pincée de globale.
Ancien éditeur scolaire, auteur de Vers une nouvelle guerre scolaire (La Découverte, 2019), Philippe Champy ne s’étonne pas de ce nouvel épisode dans la bataille de la lecture. Dans son ouvrage, il mettait déjà en lumière cette offensive menée par ministère en faveur des neurosciences, des expérimentations, des instructions de plus en plus précises données aux enseignants, quitte à oublier la liberté pédagogique, point cardinal de l’enseignement français.
« Ce projet entre donc en concurrence frontale avec les offres éditoriales des éditeurs scolaires. Il faut noter aussi que les progressions proposées dans cette méthode diffèrent de celles préconisées par le conseil scientifique mis en place par le ministre », relève Philippe Champy. Ce qui signifie qu’il sera difficile d’apposer une caution scientifique sur ce projet. Les élèves seront évalués en 2022 sans comparaison avec aucune autre méthode. (...)
Plusieurs régions ont été sélectionnées pour accueillir cette expérience : les Bouches-du-Rhône, l’Oise, le Jura, l’Ardèche, l’Eure-et-Loir, la Corse-du-Sud, les Yvelines, La Réunion, les Pyrénées-Orientales et Paris. Ces départements ont été choisis pour la diversité des publics scolaires qu’ils accueillent : zone d’éducation prioritaire, milieu urbain, semi-urbain, outremer, territoire rural isolé, y compris des zones de moyenne montagne. (...)
À ce stade, le laboratoire chargé d’évaluer l’efficacité de cette méthode n’est pas connu (...)
Le protocole expérimental sera défini en lien avec l’Inspection générale de l’éducation et le conseil scientifique, organe présidé par Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France et titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale, très proche du ministre. Ce féru de neurosciences est un fervent défenseur de ce type d’expérimentation, censée donner la bonne recette pour l’apprentissage, quitte à se démarquer des préconisations pédagogiques classiques. Le conseil scientifique a par ailleurs produit bien peu de littérature depuis son installation en deux ans et demi d’existence. (...)
Pour Roland Goigoux, professeur des universités en sciences de l’éducation et spécialiste de la lecture, « l’objectif majeur de cet [AMI] est d’étudier comment se déploie cette méthode pour préparer sa généralisation à toute la France. Il ne s’agit pas de l’évaluation de l’efficacité de la méthode. Des équipes de recherche vont étudier les pratiques des enseignants par des observations ou des entretiens pour savoir comment se passe la mise en œuvre de la méthode, l’appropriation est le mot-clé. »
Le ministère, qui parle aujourd’hui d’une « étape de déploiement élargi », pourrait envisager ensuite une large diffusion par Canopé, l’organisme public d’édition du ministère, qui ne publie que pour les enseignants d’ordinaire, ou nouerait un partenariat avec un ou deux éditeurs scolaires.
Ce qui contrevient à la doctrine républicaine énoncée par la IIIe République. (...)
De son côté, Philippe Champy rappelle que « traditionnellement, la liberté pédagogique encadre la liberté d’édition. En France, jamais il n’y a eu d’édition d’État dans le sens d’un manuel publié et prescrit par les autorités, même du temps de Jules Ferry sauf sous Pétain ».
Il relève que, dans son rapport à Jules Ferry, le directeur de l’enseignement scolaire Ferdinand Buisson était fermement opposé à l’édition d’État, à l’idée d’un manuel unique et à la pratique de l’autorisation préalable, ce qu’on appellerait aujourd’hui une labellisation. La liberté pédagogique est donc un « héritage structurel du système scolaire », difficile à enfreindre. C’est aussi le signe de la confiance témoignée aux enseignants. Jamais sa mention n’a été écartée des textes officiels. (...)