
Public ou privé, local ou national, individuel ou sectoriel, un système de notation appelé « crédit social » se déploie en Chine. À l’origine, il imitait le système américain, qui attribue une bonne note aux emprunteurs payant régulièrement leurs échéances. Puis il s’est étendu à d’autres types de comportements. Reportage à Hangzhou, siège de l’entreprise Alibaba, et dans les campagnes du Shandong.
un peng ci — littéralement : « toucher la porcelaine » —, une tentative d’extorsion pour faux accident, devenue si banale en Chine que les plates-formes de vidéos en ligne regorgent de compilations parfois hilarantes, souvent dramatiques. La colère monte face à ces actes, qui s’ajoutent à bien d’autres entourloupes : scandales sanitaires ou alimentaires, contrefaçons, etc. De sorte que tout ce qui promet d’éradiquer les margoulins a le vent en poupe auprès de la population. Ainsi, le système de surveillance appelé « crédit social » peut se déployer tranquillement. D’ailleurs, depuis l’été dernier, les mots « honnêteté » (cheng) et « crédibilité » (xin) fleurissent sur les affiches de propagande qui accompagnent cet ensemble de mécanismes privés et publics d’évaluation des individus, des officiels, des entreprises et des secteurs professionnels, récompensant les bons et pénalisant les mauvais.
Lin Junyue, chercheur pékinois, est l’un de ses théoriciens. En 1999, il intégrait une équipe de travail à la demande du premier ministre d’alors, M. Zhu Rongji, qui le nommait ingénieur en chef. « Des entreprises américaines lui avaient demandé de créer des outils pour en savoir plus sur les entreprises chinoises auxquelles elles voulaient passer commande. Avec mes collègues, nous avons donc fait des voyages d’études aux États-Unis et en Europe, et nous avons compris qu’il nous fallait construire mieux que ça : un système solide pour documenter la solvabilité des citoyens et des entreprises chinoises. Notre rapport, baptisé “Vers le système national de gestion de crédit ”, est sorti en mars 2000, juste avant les [réunions des] deux Assemblées (1). Le terme “crédit social ” est apparu en 2002, quand un officiel a suggéré une symétrie lexicale avec la Sécurité sociale », nous explique-t-il.
En 2006, la Banque populaire de Chine — la banque centrale — adopte le principe du credit score (« cote de crédit »), comme aux États-Unis, où cette note démarre généralement à 300 (très médiocre) et plafonne à 850 (très bon) (2). Puis Lin Junyue a poursuivi ses travaux. « Nous voulions explorer un crédit au sens large, avec une collecte d’informations beaucoup plus étoffée, émanant par exemple du ministère de la sécurité de l’État ou de celui des télécommunications. Ce projet a été validé en 2012 par la Commission pour le développement et la réforme, qui a aussi trouvé les villes-pilotes. » (...)
Programmes « Filet du ciel » ou « yeux perçants »
Quarante-trois municipalités-pilotes testent le dispositif jusqu’en 2020. Chacune a sa batterie de critères, son système de lettres ou de points, et choisit même son nom : « Crédit social de la fleur de prunier » pour Suzhou, « Crédit social de jasmin » pour Xiamen. Presque toutes tirent parti des données collectées sur les réseaux sociaux ou sur les applications de smartphones, mais aussi d’une vidéosurveillance toujours plus sophistiquée. En 2020, la totalité des lieux publics urbains majeurs devraient être dotés de caméras à reconnaissance faciale : c’est le programme « Filet du ciel ». (...)
En février 2015, Li Yingyun, directeur de la technologie du crédit Sésame, expliquait le calcul de la note dans le magazine économique chinois Caixin : « Quelqu’un qui joue à des jeux vidéo [en ligne et payants] dix heures par jour, par exemple, sera considéré comme une personne paresseuse, alors que quelqu’un qui achète fréquemment des couches-culottes sera présumé être un parent, qui aura donc un sens plus aigu des responsabilités (6). » Depuis, aucune autre information n’a filtré sur ce que capte l’algorithme. Ces temps-ci, les bien notés du crédit Sésame n’intéressent plus seulement Ant Financial. Des entreprises, et même des consulats, cherchent à attirer ces individus prometteurs. Ainsi, le service de rencontres en ligne Baihe met en avant les célibataires les mieux notés. De grandes chaînes d’hôtels, les principaux opérateurs de vélos partagés ou les loueurs de voitures épargnent le montant de la caution, particulièrement élevé en Chine, aux scores supérieurs à 650. Une plate-forme de location de matériel photographique, vidéo et informatique leur est réservée. Un bon Sésame peut même appuyer une demande de visa pour Singapour ou pour le Canada.
Florilège d’incivilités sur la chaîne locale
Depuis 2004, la municipalité de Hangzhou octroie une « carte de citoyen » à chaque résident âgé de 16 ans et plus : un badge magnétique multifonctions, qui fait office de carte de sécurité sociale, de carte de transports, de moyen de paiement des amendes routières aux bornes appropriées, et qui permet l’accès gratuit aux parcs de la ville. À l’époque, les autorités annonçaient vouloir créer par ce biais une vaste base de données pour mieux cerner les besoins des habitants. Depuis juin 2018, le détenteur de cette carte citoyenne peut, s’il le souhaite, basculer vers une application smartphone offrant les services équivalents. Pour s’identifier, il lui faut renseigner son crédit Sésame, lequel est détecté par reconnaissance faciale. Cette manipulation technique apporte la preuve formelle d’une passerelle entre Alibaba et l’administration de Hangzhou. Un bon crédit Sésame certifie, aux yeux de celle-ci, que vous êtes un bon citoyen. (...)
Depuis qu’un détritus abandonné vaut le châtiment d’une perte de trois points, les trottoirs comme les bus sont d’une propreté confondante. Pas un mégot ni une canette vide à l’horizon. Et nul besoin d’être pris en flagrant délit par un agent pour être sanctionné (...)
Traverser la rue n’est plus une gageure : sur les artères principales, les automobilistes s’arrêtent à l’approche du piéton — un fait rarissime en Chine. En cas de manquement, la sanction est rude : 50 yuans d’amende, trois points retirés du permis de conduire (qui en compte douze) et cinq points de crédit social en moins. (...)
De nombreux quartiers de la cité ont aussi adopté une charte de bonne conduite, signée par les riverains. Celui de Qingshan, par exemple, affiche son savoir-vivre sur de larges panneaux bleus. Parmi les priorités : bannir les films ou livres dits « jaunes » (c’est-à-dire érotiques), ne plus faire pousser ses légumes dans la rue, fuir les églises non enregistrées, cesser d’être grossier avec ses voisins ou de se pavaner en voiture de luxe lors des mariages ou des funérailles. Y déroger, c’est prendre le risque de voir sa note dégringoler.
La vitalité du crédit social est encore plus manifeste dans les petits villages de l’agglomération. (...)
À Dongdao Lu Jia, joli village aux ruelles fraîchement asphaltées, les habitants ont reçu, le 10 juillet 2018, un inventaire à la Prévert de la notation sociale. Douze pages où l’on apprend que tailler les arbres fruitiers du voisin rapporte un point ; amener un aîné à l’hôpital ou au marché, un point, avec une limite de deux trajets par mois ; sortir un véhicule du fossé : un point ; aider à relever les compteurs d’eau, prêter ses outils : un demi-point. Mais si les poules ne sont pas en cage, c’est 200 yuans d’amende et dix points en moins ; une bagarre, 1 000 yuans et dix points ; jeter ses déchets dans la rivière : 500 yuans et cinq points ; un graffiti ou un autocollant jugé hostile au gouvernement : 1 000 yuans et cinquante points. La peine la plus redoutable s’abat sur ceux qui partent pétitionner auprès de l’échelon supérieur, sans passer par le chef du village (7) : 1 000 yuans d’amende et un basculement automatique dans la catégorie B.
S’offrir une beuverie… dans le village voisin
« Avant, le village payait des nettoyeurs, mais ils bossaient mal. Maintenant, on balaie nous-mêmes. Ça rapporte des points et ça fait faire des économies », raconte M. Liu Jian Yi, 64 ans, plutôt jovial, en treillis et chemise à fleurs. (...)
Sur le réseau social Weibo, des contrevenants décrivent, au-delà de l’humiliation publique, les sanctions subies : interdiction de postuler à des appels d’offres pour les entreprises, de réserver une chambre dans les beaux hôtels, d’inscrire son enfant dans une bonne école du soir, de prendre l’avion ou le train rapide pendant un an. Faire retirer son nom de la liste en payant rubis sur l’ongle devient alors la priorité.
Quelques kilomètres plus au sud, sur un menhir planté au bord d’une quatre-voies déserte, est gravé, en caractères rouges, qu’un village proche serait à l’avant-poste du crédit social. La gérante est aussi la cheffe de la fédération locale des femmes. Avec la fin de la politique nationale de l’enfant unique, Mme Yu Jianxia a perdu la charge du contrôle des naissances. Depuis mai 2018, elle décortique les rapports de ses trois assesseurs, des villageois de confiance à qui sont signalés faits et méfaits. (...)