
La médecine doit-elle répondre à nos désirs de jeunesse éternelle ou de perfectionnement physique ? Pour M. Sandel, l’amélioration génétique est une atteinte à notre dignité. Il faut, dit-il, apprécier la vie comme un don. Mais dans ce qui nous est donné, tout est-il bon ?
Rares sont les livres qui dès la première page forcent la pensée. L’ouvrage du philosophe américain Michael J. Sandel est de ceux-là. Dès l’ouverture, le lecteur est transporté, avec clarté et précision, sur le terrain de la bioéthique et de la procréation : est-il moralement légitime qu’un couple de lesbiennes, telles Sharon Duchesneau et Candy McCullough en 2002, toutes les deux malentendantes et désirant concevoir un enfant sourd, demandent à un ami lui-même sourd et dont les membres de sa famille, sur « cinq générations », souffrent de surdité, de leur donner son sperme ? Cette surdité prévue et voulue sera-t-elle un handicap, un préjudice fait à l’enfant ou, comme le défend ce couple, une chance, un trait culturel ? Mais serait-il davantage souhaitable – si c’était aujourd’hui réalisable – que des couples, grâce au génie génétique, améliorent leur progéniture en rendant l’enfant plus grand, plus résistant aux maladies et plus performant sur le plan intellectuel ? Dans nos démocraties libérales, au nom de quels principes faut-il limiter l’autonomie procréatrice : la liberté, pour les futurs parents, de décider quand, comment et avec qui procréer ? L’objet de cet essai est la médecine des désirs [1] qui constitue l’aboutissement, à la fin du XXe siècle, d’une médecine autonomiste et individualiste, et dont la caractéristique essentielle est qu’elle constitue une réponse à des désirs non médicaux, c’est-à-dire des désirs qui ne sont pas liés à une maladie (physique ou psychique) : conserver une apparence jeune, améliorer ses capacités mémorielles le jour d’un examen, avoir un enfant de sexe masculin et de grande taille, etc. De tels désirs – qui n’ont rien de nouveau – ne sont pas liés à des pathologies mais, sans doute est-ce là la nouveauté, trouvent pour une part dans la médecine et ses techniques le moyen de s’accomplir aujourd’hui. Or jusqu’où l’homme peut-il façonner à son gré sa nature et celle de sa progéniture ? Faut-il au nom des libertés individuelles n’imposer aucune limite à ce que Michael Sandel définit comme « une sorte de force agissante supérieure, une aspiration prométhéenne à remanier la nature » (p. 24) ? La médecine est-elle ici dans son rôle ? (...)
C’est « le statut moral de la nature et la position que doivent adopter les humains face au monde donné » (p. 12) qui doivent être interrogés afin d’éclairer moralement les utilisations non médicales de telles innovations. Il est inadéquat, selon l’auteur, pour juger moralement de la médecine de l’amélioration, d’affirmer qu’elle risque de conduire à de graves inégalités sociales et économiques, entre ceux qui ont les moyens de se les offrir et les autres – un traitement hormonal pour augmenter la taille de votre enfant d’environ cinq centimètre a un coût de 20 000$, par exemple. Si la seule question de la justice devait être convoquée, de simples mesures gouvernementales visant à aider les plus démunis à améliorer leur progéniture répondraient au problème. Or la question première est de savoir si l’amélioration génétique en tant que telle est légitime. (...)
Dans la procréation médicalement assistée, comme dans l’éducation parentale dévorante dont l’auteur décrit avec précision les nombreuses dérives (p. 41 sq.), l’enfant tend à devenir un objet façonné « sur mesure ». Nous oublions d’accepter de nous ouvrir à « l’imprévisible » (p. 37) : au lieu d’ « apprécier la vie comme un don », la naissance comme un « mystère » (ibid.), nous désirons la modeler, au nom du bien de l’enfant, selon l’idée que nous nous faisons de la perfection. (...)
La force du livre de Michael Sandel est de montrer que de telles pratiques risquent de mener, au nom des libertés individuelles, à l’aliénation des individus :
(…) changer notre nature pour nous adapter au monde, et non l’inverse, est en réalité la forme plus profonde d’aliénation. (p. 70) (...)
Dans l’épilogue, l’un des chapitres les plus brillants du livre, Michael Sandel précise le sens de cette éthique du don appliquée à la question de la recherche sur les cellules souches embryonnaires. Apprécier le donné ne veut pas dire accepter les maladies sans chercher à les éradiquer : lorsque la médecine combat la malaria ou la varicelle, elle « agit sur la nature, mais parce qu’elle se limite à l’objectif de restaurer le fonctionnement humain normal, elle ne constitue pas un acte de démesure ou un désir incontrôlé de domination » (p. 73). L’éthique du don ne condamne pas les recherches sur les cellules souches mais prône un usage maitrisé et respectueux de celles-ci (...)
L’épigénétique montre le rôle de l’environnement (éducation, alimentation, etc.) sur l’expression ou non de certains gènes : plutôt qu’à un « programme », le génome est aujourd’hui comparé à une sorte de « mémoire », dont certains éléments sont ravivés ou non par les événements. Des jumeaux monozygotes, identiques génétiquement, peuvent développer des qualités physiques et psychiques très différentes. L’identité personnelle est donc irréductible à l’identité génétique. Même en cherchant à contrôler de manière excessive et illégitime le développement de notre enfant, beaucoup d’améliorations génétiques ne serviraient sans doute à rien face à la part irréductible de la liberté de l’enfant et de l’imprévisibilité et la complexité du réel. (...)