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Bouc-émissaire flottant
Comment faire front lorsque les droites déploient de nouvelles stratégies de segmentation, y compris au sein des minorités ? Lise Wajeman et Pierre Zaoui s’interrogent dans Minority Trouble.
Article mis en ligne le 8 novembre 2013
dernière modification le 5 novembre 2013

On peut s’étonner de voir la droite promouvoir une nouvelle politique des minorités au nom des valeurs de la République. Une droite extrême soucieuse des juifs, des femmes ou des homosexuels ? Le paradoxe n’est qu’apparent : il ne s’agit pas plus de défendre certaines minorités que de repenser l’universalisme, il s’agit seulement pour la droite de se maintenir au pouvoir. Contre un néo-national libéralisme de mauvais augure, il faut réaffirmer la force des minorités agissantes.

Stratégie du verrou et stratégie de la porte d’entrée. C’est une pensée convenue : ce qui constituait depuis la Seconde Guerre mondiale le verrou de la respectabilité démocratique était la question de l’antisémitisme.

Ce verrou, permettant peu ou prou de qualifier tout raciste ordinaire d’antisémite en puissance, donc de fasciste et de complice rétroactif de la Shoah, n’a pas été sans efficacité salubre. Ni sans ambiguïtés : risque d’une bien-pensance consensuelle, risque de guerres mémorielles à venir (la traite des Noirs ou la conquête coloniale en Algérie auraient pu aussi bien constituer de très bons modèles de l’infamie racialiste), et risque encore de dissimuler sous ce consensus apparent du respect des minorités le racisme réel de telle ou telle minorité.

Mais peu importe, tant un tel verrou est aujourd’hui en train de sauter avec fracas, et tant c’est encore trop peu de simplement le constater. Car ce verrou de l’antisémitisme est devenue une porte d’entrée  : il suffit aujourd’hui d’attester de son non-antisémitisme pour s’autoriser d’un racisme légitime envers d’autres minorités. C’est parce qu’il est juif qu’Éric Zemmour peut être ovationné à l’Assemblée nationale par le groupe de l’UMP en prônant la suppression de toute subvention aux associations anti-racistes. C’est parce qu’elle teinte enfin, dans le sillage de quelques pionniers (Pierre Boutang entre autres), son islamophobie et son racisme fondamentaux, d’un peu de philosémitisme et de défense de la laïcité que Marine Le Pen gagne dix points dans les sondages par rapport à son père. La figure du juif, héritière martyre de la Shoah, était fantasmatiquement, donc réellement d’un point de vue politique, le bouclier de toutes les minorités ; elle devient la caution de tous les racismes et de toutes les discriminations déguisés. Et pire encore, le « bon juif », que l’on fréquente quand même, était la caution de tous les antisémites ; il devient la caution de tous les racistes. (...)

comprendre en l’occurrence ceci : une nouvelle stratégie s’est mise en place à droite et à l’extrême droite, via Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen (il faudrait ici réhabiliter la vieille notion marxiste de « collusion objective » entre adversaires aux intérêts apparemment divergents), visant à dissoudre le front de l’anti-racisme en s’appuyant sur des juifs de bonne volonté. Car en un tel renversement le plus intéressant tient sans doute à remarquer que droite et extrême droite n’ont pas depuis longtemps pensé aussi semblablement, rejetant enfin d’un même cœur l’antisémitisme qui leur a tant coûté. Être de droite, modérée comme extrême, aujourd’hui, c’est être d’abord anti-antisémite, avant d’être islamophobe, raciste ou libéral économiquement et conservateur en matières de mœurs. Sans doute un tel mouvement a-t-il été facilité par la longue dérive droitière de nombre d’intellectuels juifs, de la communauté juive officielle et de la politique israélienne depuis dix, vingt ou trente ans, mais il serait absurde et dangereux de s’en prendre à eux : on a trop longtemps dénoncé l’idée grotesque que les juifs seraient la cause de l’antisémitisme pour soutenir maintenant qu’ils seraient la cause du nouveau, très instrumentalisé, et très factice philosémitisme de droite… Les juifs et les communautés juives d’aujourd’hui sont médiocres et ordinaires, c’est-à-dire comme tout le monde, ni lumière des nations, ni cerveau d’un nouveau complot mondial.

Le vrai problème, au moins pour la France et l’Europe, est de comprendre au contraire comment la figure du bon juif, modèle d’intégration et cache-misère de son racisme électoral, a pu ainsi devenir le Plus Petit Dénominateur Commun de toutes les droites, malgré encore les dérapages d’un Le Pen père par-ci, d’un Christian Jacob par là. Elles se retrouvaient autrefois dans l’antisémitisme (sans en avoir malheureusement le monopole), elles se retrouvent aujourd’hui dans la promotion, feutrée chez Le Pen, tapageuse chez Sarkozy, de la figure du bon juif autrefois victime du « summum de la barbarie » comme dit Marine Le Pen pour qualifier le génocide des juifs d’Europe. Évidemment, ce n’est qu’un paravent, et les minorités qui servent d’écran peuvent aussi servir d’épouvantails.
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OPA sur les femmes et les gays

ce n’est pas un hasard si la théoricienne queer a été soutenue par Angela Davis, ancienne Black Panther et icône du black feminism, qui explique à ce propos : les luttes ne s’additionnent pas, on n’ajoute pas les femmes aux homosexuels, aux noirs ; à chaque fois qu’on remporte une victoire pour une minorité particulière, c’est tout le terrain des luttes qui en est changé [2]. On ne saurait mieux dire. Le front des minorités s’est toujours allié et ne peut au fond que s’allier, en tant que front effectivement minoritaire, autour de la minorité la plus exposée  : il ne s’agit pas d’opérer une négociation entre des minorités hétérogènes, mais une alliance autour de la minorité la plus soumise à la vindicte des pouvoirs en place. Ce qui peut s’exprimer en termes très simples : une juive ou une lesbienne allemande, en période d’islamophobie délirante, peut se sentir turque et musulmane, sauf à renoncer à ce qu’elle est en vérité — une irrécupérable dérogation à la norme.

La lutte des mouvements minoritaires n’a donc pas pour but d’aller contre l’équité républicaine, mais au contraire de travailler à l’enrichir des différents droits des minorités qui ne sont jamais rivaux : comprendre ce que c’est que vivre en minorité, c’est comprendre qu’il n’y a d’air pur et de liberté que dans les droits de tous, indépendamment de leur affiliation particulière. À cela, la droite oppose une logique d’intérêt et de marchandage, d’identité et d’intégration, c’est-à-dire une logique concurrentielle, une logique qui fait de toute minorité une petite majorité en puissance. (...)

au nom d’un frauduleux républicanisme, la droite joue en fait une politique du minoritaire clivante, prétendant défendre certaines minorités, tout en atomisant en fait les possibilités d’être ensemble, par une segmentarisation continuelle des populations. (...)

Les minorités promues par la droite d’aujourd’hui peuvent donc avoir la certitude qu’elles incarneront les mauvais citoyens de demain. Car ce n’est pas leur rigidité idéologique ni leurs préjugés archaïques qui caractérisent nos droites actuelles (ce qui ne signifie pas qu’elles n’en ont plus), mais, en un sens, tout l’inverse : leur capacité inédite à surfer sur les vagues d’une opinion qu’elles contribuent dans le même temps à créer — tantôt islamophile contre l’éducation républicaine, tel Sarkozy au début des années 2000, tantôt islamophobe et défenseur (dans le discours) de l’école laïque et républicaine quand la conjoncture se modifie, telle Marine Le Pen aujourd’hui. Ce qui caractérise les droites européennes d’aujourd’hui, à part peut-être la droite hongroise, explicitement fasciste, ce n’est plus d’être principiellement de droite, assise sur ses certitudes, mais de pouvoir l’être à l’occasion, quand cela sert ses intérêts, et alors de l’être sans limites, au-delà de toutes les lignes rouges traditionnelles des droites « honnêtement » républicaines. (...)

Bouc émissaire flottant.

L’affaire est peut-être là : les droites d’aujourd’hui sont en train d’inventer une nouvelle figure du bouc émissaire. Non plus le juif, figure idéale, rassemblant tous les péchés sur sa seule personne, mais une figure plus floue, plus flottante : l’arabe, le musulman (l’islamophobie n’est pas tout à fait le racisme anti-arabes), le rom, le chinois, le travailleur des pays de l’Est européen, l’immigré pauvre ou l’étranger en général, tantôt les mêlant tous dans un même sac, tantôt au contraire jouant les uns contre les autres. L’intérêt d’un tel flottement nouveau serait quadruple : adaptation à un monde ouvert et en mutation permanente où les enjeux de politiques nationale et internationale se mêlent en des amalgames jusque-là insoupçonnés ; protection contre toute accusation de racisme ou de haine, permettant au contraire de rejeter d’avance le soupçon d’antisémitisme sur la gauche et l’extrême gauche ; démantèlement non seulement du front des minorités constitué après-guerre mais de chaque minorité, brutalement divisée entre ses membres choisis et ses membres rejetés (il faut diviser pour régner) ; et dans le même temps récupération de l’idée d’un front des bonnes minorités (juifs, femmes, homosexuels… jusqu’au peuple lui-même, minorité par excellence comme disait Deleuze) contre les mauvaises, suspectes de toutes les abjections, émanations des États où elles seraient majoritaires. (...)

L’enjeu véritable n’est pas tant l’islamophobie que cette science nouvelle du bouc émissaire flottant : peu importe qui il est — et cela les gouvernants cyniques l’ont toujours su —, en revanche il importe de ne pas indurer trop longtemps dans la stigmatisation d’une même communauté, d’apprendre à varier, rendre les ressentiments et les frustrations labiles, flexibles, mouvants.
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Le mécanisme est simple, compréhensible par tous tant il s’agit du plus commun des mécanismes de défense infantile : rejeter la faute, quelle qu’elle soit, sur l’autre, quel qu’il soit. Et comme tout mécanisme de défense, l’enjeu n’est pas que ce soit vrai, ni même que ça marche — l’essentiel est que ça ne s’arrête jamais. (...)

Pourrait-on dire « néo-national-libéralisme » ? En un sens, oui, on peut, et même, en un autre, il le faut. On a besoin de connaître nos ennemis du jour et tout acte de connaissance commence par un acte de nomination. Mais il faut aussi que ce nom soit à la fois juste et irrécupérable par l’ennemi, sinon à un coût incalculable. Or, irrécupérable, il l’est tant il résonne sordidement avec le national-socialisme. Mais il n’en est pas moins juste tant il raconte une histoire toute différente. (...)

le néo-national-libéralisme nommerait justement cette stratégie à la fois nouvelle et archaïque, consistant, sur le modèle du néo-libéralisme, à brouiller définitivement toutes les catégories entre économie et société  : toutes les valeurs et les stigmatisations y deviendraient flottantes comme les prix sur un marché. Pas une politique de haine pathologique donc, comme celle des anciens nazis, mais de variation continuelle de la valeur des individus et des commu­nautés. Pas une politique de la hiérarchisation essentialiste des races et des cultures, mais une politique régulatrice, suivant un modèle naturaliste, voire quasi-biologique, des flux de populations et des vindictes populaires. Pas même une politique nationaliste, mais une politique où les crispations sécuritaires et xénophobes sont elles-mêmes indexées aux variations de la bourse des valeurs nationales et internationales. En quelque sorte une politique ni totalitaire ni anti-totalitaire (le totalitarisme comme l’anti-totalitarisme réclamant davantage d’esprit de suite et de fermeté sur les principes), mais une politique où chacun comme chaque communauté particulière est libre, et tout particulièrement libre de servir à un moment ou un autre de bouc émissaire temporaire au bénéfice, non de la communauté nationale, mais de ceux qui la dirigent. (...)