
Les vastes – et souvent meurtrières – opérations de police pour lutter contre le trafic de drogue dans les favelas de Rio sont régulièrement médiatisées. Les rackets, assassinats et activités illégales perpétrés par les « milices » dans la banlieue de Rio le sont beaucoup moins. Pourtant, ces milices, héritières des escadrons de la mort constitués pendant la dictature militaire, « sont plus puissantes que le trafic », estime le sociologue José Cláudio, et entretiennent des liens étroits avec le monde politique. L’une de ces milices, dénommée le « Bureau du crime », est accusée d’être impliquée dans l’assassinat de la conseillère municipale de gauche, Marielle Franco, il y a un an. Interview.
L’une des milices de Rio, dénommée le « Bureau du crime », a été la cible mi-janvier d’une opération policière baptisée « Les intouchables ». L’une des personnes visées par l’opération est un ancien capitaine de la police militaire, Adriano Magalhães da Nóbrega, accusé d’être l’un des dirigeants du « Bureau du crime », et soupçonné d’être impliqué dans la mort de Marielle Franco. La populaire conseillère municipale du parti de gauche PSOL a été assassinée en pleine rue en mars 2018. Autre élément troublant : la mère et la femme du milicien mis en cause ont travaillé au sein du bureau de Flávio Bolsonaro, l’un des fils du président Jair Bolsonaro, élu à l’assemblée législative de l’État de Rio avant de devenir sénateur au Parlement fédéral en octobre 2018.
D’où viennent ces milices ? Qui les composent ? Comment ont-elles pris le contrôle de plusieurs quartiers de la mégapole brésilienne ? Quelles sont leurs liens avec le monde politique ? Le sociologue José Cláudio (Université fédérale rurale de Rio de Janeiro, UFRRJ) étudie ces milices depuis 26 ans et a écrit le livre Des Barons à l’extermination : l’histoire de la violence à la Baixada Fluminense (...)
Il résume : « À Rio, la milice, c’est l’État. » (...)
Aujourd’hui, combien existe-t-il de milices à Rio ?
Il y en a beaucoup. Dans presque toutes les municipalités de la région périphérique de la Baixada Fluminense, des milices sont présentes. La ville de Seropédica, par exemple est aujourd’hui dominée par des miliciens. Il facturent des « taxes de sécurité » aux commerçants. (...)
Dans quelles autres affaires illégales les miliciens agissent-ils ?
Dans le quartier de Duque de Caxias, ils volent du pétrole des oléoducs de Petrobras et fabriquent des mini-distilleries dans des maisons de particuliers. Ils vendent du carburant frelaté. Ils construisent des décharges clandestines et y enterrent les ordures de ceux qui paient. C’est 1000 reais (environ 250 euros) par camion. Il peut s’agir de déchets contaminants, de déchets industriels, de déchets hospitaliers. Ils contrôlent aussi la distribution d’eau, de gaz, de cigarettes et de boissons. Et ils traitent avec certaines factions de trafiquants de drogue.
Lors de l’opération de police dirigée contre une milice de Rio, les médias évoquent un groupe, engagé pour tuer, le « Bureau du crime ». Est-ce courant ?
Je n’ai jamais entendu parler d’une milice qui ne pratiquait pas d’exécutions sommaires. Normalement, la milice a une équipe ou un groupe responsable des exécutions. Le commerçant qui ne veut pas payer, l’habitant qui ne se soumet pas. Pour n’importe quel conflit avec les intérêts de la milice, ce bras armé est appelé. Et il tue.
La spécificité des milices, c’est en fait la gamme de services qu’elles offrent au-delà de l’exécution sommaire et de la sécurité : de l’eau, des bouteilles de gaz, la captation illégale des signaux des chaînes TV payantes, le transport clandestin de personnes, des terrains, des immeubles. Les milices diversifient leurs rentes. Elles sophistiquent également leur management. (...)
Les milices comblent-elles le vide laissé par l’État ?
Il y a une continuité entre l’État et les milices. Le milicien se fait élire. Il a des rapports directs avec l’État. Il est l’agent de l’État. Ce n’est pas que l’État est absent. C’est en fait l’État qui détermine qui assurera le contrôle militarisé et la sécurité de cette région. Des miliciens deviennent députés, conseillers municipaux, secrétaire de l’Environnement. Ce n’est pas un pouvoir parallèle, c’est le pouvoir de l’État lui-même. Un État qui s’impose par des opérations illégales et devient plus puissant que ce qu’il l’est dans la sphère légale. Parce qu’il va alors déterminer votre vie de manière totalitaire. Vous ne pouvez pas vous y opposer. (...)
Cinq décennies de présence de groupes d’extermination dans ces municipalités et ces quartiers de la périphérie de Rio ont abouti à 70 % de votes pour Jair Bolsonaro dans la zone de la Baixada aux dernières présidentielles. Trois mandats du Parti des travailleurs (PT) au gouvernement fédéral, soit 14 ans au pouvoir, n’ont pas réussi à changer ce système. Le PT a certes distribué le Bolsa Família [programme gouvernemental d’aide aux populations les plus pauvres, établi à l’arrivée de Lula à la présidence, en 2003, ndlr], mais cela n’a pas suffi. (...)
Lorsqu’elles apparaissent dans un quartier, les milices se présentent comme une force qui s’oppose au trafic. Alors, la population les soutient. Mais avec le temps, la population constate que quiconque s’oppose aux milices est tué, que les milices contrôlent progressivement le commerce. La population commence alors à en avoir peur et ne les soutient plus autant. C’est toujours ce processus qui se répète.
Les miliciens ont-ils aussi le pouvoir de manipuler les votes en période électorale ?
Les milices contrôlent avec précision les votes, le titre de l’électeur, le lieu de vote de chaque électeur, le nombre de votes qu’il y aura à tel endroit. Ils sont en mesure d’identifier qui n’a pas voté pour leurs candidats.
N’y a-t-il pas d’autres actions judiciaires pour démanteler ces structures miliciciennes, à l’image de la récente opération dans le quartier de Rio das Pedras ?
L’opération « Intouchables » de Rio das Pedras est peut être historique. Mais je reste très critique sur ce type d’opération. Vu que les milices forment un très grand réseau, pour chaque personne arrêtée, 100 personnes peuvent prendre sa place. (...)
Pensez-vous que Marielle Franco a été tuée parce qu’elle perturbait les affaires des miliciens ?
Marielle Franco avait le pouvoir de perturber les affaires des miliciens, de demander une investigation, d’exiger une enquête pour contraindre l’État régional et les médias à regarder ce qui se passe. Marielle Franco était soutenue par une base politique, qui n’était ni compromise, ni vendue. Elle était donc une figure menaçante pour les milices. L’autre élément, c’est qu’elle était une femme, une femme qui ne s’est jamais soumise. Les miliciens ne supportent pas les femmes avec ce profil, c’est ça la vérité. (...)
Ce genre de femmes, les miliciens ne peuvent pas le supporter. Ils vont les éliminer. La misogynie est totale.