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Brésil : de Lula à Bolsonaro
Eric Toussaint
Article mis en ligne le 30 novembre 2019
dernière modification le 29 novembre 2019

Je suis arrivé le 14 novembre 2019 au soir au Brésil, à Sao Paulo, la capitale financière et économique du pays. C’est une mégalopole de plus de 12 millions d’habitants. Dans tous les quartiers où je suis passé, la misère est clairement apparente. Partout, on voit des personnes livrées à la pauvreté extrême, dormant dans les rues, n’ayant pas accès à des sanitaires pour se doucher ou même se laver sommairement. On croise un nombre important de personnes sous-alimentées. Selon des sources sérieuses, il y a environ 100 000 personnes qui vivent dans les rues de Sao Paulo, 25 000 de manière permanente et 75 000 de manière temporaire.

La première fois que je suis venu à Sao Paulo c’était en décembre 1991 pour participer au premier congrès du Parti des Travailleurs (PT) dirigé par l’ancien ouvrier métallurgiste Lula. A ce moment-là, Lula et le PT étaient des symboles vivants de la lutte contre les dettes odieuses et illégitimes (voir en annexe 1 l’interview qu’il m’a donnée en juillet 1991 à Managua. Il déclarait notamment « Tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme »). Lula avait dirigé des grèves ouvrières contre la dictature dans les années 1980, et celle-ci avait été remplacée par un régime « démocratique » en 1988 après une phase de transition. Les bases du nouveau syndicat de la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) et du nouveau parti, le PT, s’étaient rassemblées pendant la lutte courageuse contre la dictature. Le PT avait été construit par en bas par des militants et des militantes des mouvements sociaux et de petites organisations politiques radicales très militantes. La CUT et le PT étaient favorables à une remise en cause du paiement de la dette et à la réalisation d’un audit. Une partie de la dette avait été accumulée pendant la dictature militaire qui avait duré plus de 20 ans, et, par la suite, la dette avait fortement augmenté au cours des années 1980 pendant la crise de la dette du Tiers-Monde causée par l’effet conjugué d’une forte baisse des revenus des exportations des matières premières et d’une forte augmentation des taux d’intérêts décidée à Washington. Plus généralement, le PT déclarait très clairement qu’il fallait mettre en œuvre des politiques radicales anticapitalistes qui devaient mener à la construction d’une société socialiste démocratique, autogestionnaire et anti-bureaucratique. Cette perspective provoquait un véritable enthousiasme au Brésil et au-delà.

"En décembre 1991 [...] Lula et le PT étaient des symboles vivants de la lutte contre les dettes odieuses et illégitimes" (...)

J’ai revu et parlé avec Lula à 4 ou 5 reprises entre 1991 et 2003. Je me souviens d’une longue discussion en 1993 entre lui et moi à La Havane. Notre conversation a duré plus d’une heure et demie et faisait suite à une réunion que Lula avait eue avec Fidel Castro et Daniel Ortega pendant la nuit. Lula m’expliqua qu’en vue d’accéder à la présidence du Brésil, il ferait en sorte de neutraliser l’impérialisme américain, l’armée et la grande bourgeoisie brésilienne. Je l’ai interprété de la manière suivante : Lula fera en sorte de ne pas affecter les intérêts stratégiques des États-Unis et il promettra à la direction de l’armée et au grand capital brésiliens de ne pas prendre de mesures qui affecteraient leurs intérêts. Lula m’a déclaré qu’il serait le président de tous les Brésiliens, selon une formule consacrée. Mon interprétation : il allait utiliser son expérience de syndicaliste pour sceller un pacte entre ceux d’en bas et ceux d’en haut en demandant à ceux d’en haut de concéder quelques améliorations en termes de pouvoir d’achat (c’est-à-dire permettre à l’État d’augmenter les aides sociales avec l’argent public) tandis que ceux d’en bas accepteraient que rien ne change vraiment au niveau structurel. Et c’est effectivement ce qu’il a cherché à faire comme président dix ans plus tard.

"En marge du G8 de 2003, une rencontre entre Lula, alors président, et les mouvements altermondialistes internationaux a permis de mesurer le fossé qui les séparait"

Je l’ai revu pour la dernière fois en juin 2003, c’était notamment pour lui exprimer notre désaccord sur la réforme néolibérale qu’il imposait au système des pensions dans la fonction publique. (...)

Au cours des années 1990, la position du PT et de la CUT s’est progressivement édulcorée (...)

J’ai suivi avec un sentiment de grande déception ce processus d’adaptation aux institutions de l’État capitaliste. Lorsque Lula a été élu président du Brésil fin 2002 avec 65 % des voix, le PT et lui avaient fondamentalement changé. Ils ne remettaient plus réellement en question le système capitaliste et Lula avait signé en pleine campagne électorale une lettre de soumission au FMI (...)

(c’était en août 2002). Il déclarait solennellement dans cette lettre que, s’il était élu président, il respecterait à la lettre les accords passés par le gouvernement antérieur avec le FMI.

Et quelques mois après avoir commencé son mandat présidentiel, il a imposé une réforme des retraites de type néolibéral. Lula a aussi désigné comme président de la Banque centrale (...)

C’est donc clairement un représentant de la classe capitaliste qui avait été mis à la tête de la Banque centrale et le message était clair. Lula n’a pas touché à l’armée et n’a pas mis fin à l’amnistie dont ont bénéficié des officiers tortionnaires de la période dictatoriale. (...)

Pendant le gouvernement de Lula, l’armée brésilienne a participé à l’occupation d’Haïti ce qui a été dénoncé par les mouvements sociaux haïtiens. Le chef militaire brésilien pendant l’occupation d’Haïti est devenu en 2019 membre du gouvernement de Bolsonaro. Pendant la présidence de Lula, aucune grande entreprise privée n’a été réintégrée dans le secteur public. Au contraire, il a soutenu les intérêts des grandes entreprises privées qui n’hésitent pas à recourir systématiquement à la corruption de fonctionnaires publics pour gagner des marchés (...)

Le gouvernement de Lula a religieusement continué à rembourser la dette sans réaliser l’audit qu’il réclamait pourtant quand il était dans l’opposition. Pour nuancer ce bilan très critique, il faut mentionner que le gouvernement Lula a développé une politique d’aide publique aux plus pauvres par la distribution d’allocations sociales dans le cadre du programme intitulé Bolsa Familia (...)

Ce programme a amélioré le revenu de plus 12 millions de familles, càd environ 20% des familles brésiliennes, celles qui sont les plus pauvres. Attention, le montant de l’aide est limité. A l’époque du gouvernement PT, une famille de 3 personnes pouvait recevoir un maximum de 50 euros. A noter que Bolsonaro n’a pas mis fin à ce programme dont bénéficie en 2019, 13,5 millions de familles soit un cinquième des familles (...)

Pourquoi le gouvernement de Lula n’a-t-il pas mené la lutte contre la dette publique illégitime ?

"Le gouvernement de Lula n’a pas mené la lutte contre la dette publique illégitime car il ne voulait pas entrer en conflit avec le grand capital brésilien [...] Remettre en cause le paiement de la dette aurait aussi impliqué un conflit avec les grandes banques privées et fonds d’investissements étrangers ainsi qu’avec le FMI" (...)

Remettre en cause le paiement de la dette aurait aussi impliqué un conflit avec les grandes banques privées et fonds d’investissements étrangers ainsi qu’avec le FMI. Lula et la direction du PT voulaient éviter de tels conflits. En légitimant la dette, en poursuivant les remboursements et en continuant de recourir au grand capital pour emprunter à nouveau, le gouvernement de Lula a obtenu d’être toléré, voire apprécié, par la grande bourgeoisie. D’autant que les mesures sociales qui bénéficiaient aux couches aux revenus les plus bas augmentaient la consommation de la population pauvre, ce qui était bon pour les affaires des capitalistes.

Cette politique néolibérale de Lula a provoqué une scission dans le PT, et un nouveau parti s’est créé à sa gauche en 2004. Il s’appelle le PSOL (Parti pour le Socialisme et la Liberté).

Depuis 2003, je suis retourné au Brésil à plusieurs reprises pour des grands rassemblements du Forum social mondial – FSM – (généralement 100 000 personnes ou plus participaient à ces rassemblements), pour des réunions du conseil international du FSM dont je faisais partie depuis le début et pour des réunions des mouvements sociaux. Il s’agissait notamment des réunions organisées par l’Audit citoyen de la dette du Brésil qui est membre du réseau international du CADTM. (...)

Finalement quand la grande bourgeoisie s’est dit qu’elle pouvait se passer de la collaboration du PT pour gérer le pays, elle s’en est débarrassé en le dénonçant comme corrompu (...)

Ce qui est un comble car tous les autres partis liés à la grande bourgeoisie brésilienne sont profondément corrompus. La dirigeante du PT, Dilma Rousseff qui avait gagné les élections présidentielles de 2010 et était devenue présidente du Brésil en 2011 a été démise de sa fonction en 2016 par le Sénat au cours d’un véritable coup d’État institutionnel (...)

Mais la déception à l’égard du PT était telle que le peuple brésilien s’est peu mobilisé pour défendre le PT et ses dirigeants en 2016, et c’est le vice-président de droite Michel Temer – placé à ce poste par le PT en 2011 – qui est devenu président à la place de Dilma Rousseff (PT) après avoir dirigé le coup d’État institutionnel.

Ensuite, la politique antisociale du président Temer, droitier et corrompu, a fini par redonner un appui populaire à Lula comme candidat crédible pour redevenir président aux élections de 2018. C’est pourquoi l’appareil de la justice, largement sous contrôle du grand capital, s’est acharné sur Lula et l’a condamné à la prison afin de l’empêcher d’être candidat aux élections présidentielles. Malgré cet emprisonnement, Lula venait en tête des intentions de vote et ses partisans espéraient qu’il pourrait participer aux élections. C’est pourquoi l’appareil de la justice lui a interdit de se présenter et c’est finalement Jair Bolsonaro, un politicien d’extrême-droite nostalgique de la dictature, raciste, sexiste, homophobe et climato-négationniste, qui a été élu président fin 2018 et a commencé son mandat début 2019. Bolsonaro est une sorte de Trump qui tient des propos encore plus droitiers que celui-ci. Il n’y a aucun doute à avoir sur la nature profondément réactionnaire et antipopulaire de Bolsonaro (...)

Après la victoire de Bolsonaro, une très grande partie de la gauche a heureusement constitué un front et a notamment exigé la libération de Lula. Cela a été obtenu début novembre 2019 et Lula a commencé de fait, immédiatement, une campagne politique en vue de gagner les élections présidentielles prévues pour 2022. Cela dit, il ne faut pas s’attendre du tout à un retour de Lula aux sources du PT. Il maintient le même type d’orientation que celle qui a prévalu entre 2003 et 2016. Mais il est possible qu’il arrive à se faire élire en 2022 tellement il est clair que Bolsonaro, s’il arrive au terme de son mandat, aura mené des politiques antisociales renforçant un peu plus la pauvreté et augmentant l’écart entre la poignée de très riches et l’écrasante majorité de la population brésilienne. De toute évidence, il faut rassembler un maximum de forces sociales pour mobiliser contre le gouvernement de Bolsonaro et, malgré les désaccords avec le PT, il faut un grand front de la gauche au sein duquel il jouera un rôle actif (...)