
A l’heure où la bouffonnerie et la grossièreté antisémites ont fait le buzz, voire plus, en France, Butler signe un ouvrage nuancé et intelligent qui critique le sionisme mais pense avec la judéité.
Traduire, dit-elle
Ceux qui connaissent Judith Butler pour son travail sur les questions de genre et de sexualité s’étonneront peut-être de voir la philosophe américaine, professeure à l’Université de Berkeley, figure de proue de la queer theory, publier un livre sur la judéité et sur l’épineuse question des relations entre Israël et Palestine. En réalité, Vers la cohabitation est l’occasion pour Butler de continuer les efforts de "traduction culturelle" déjà opérant dans son célèbre Trouble dans le genre. Rappelons que l’ouvrage, publié en 1990, réfléchissait la construction du corps genré à travers les nœuds normatifs qui se tissent entre pouvoir et langage. A l’époque, Butler assurait "l’émergence de la théorie au croisement d’horizons culturels, là où le besoin de traduction se fait le plus fortement sentir et où l‘espoir aujourd’hui de réussite est incertain" .
Au cœur de la crise du Sida, Butler interrogeait donc, dans un même mouvement, l’analytique du pouvoir chez Foucault, la psychanalyse lacanienne, le post-structuralisme ou le féminisme matérialiste. Son livre, complexe et ambitieux, tentait de démonter la "matrice hétéro-normative" c’est-à-dire : les axiomes ou les principes d’une société qui ne pouvait ni ne voulait comprendre, voire même considérer, les corps et les vies de certains sujets parce que rétifs, parce que souffrants, parce que mourants. (...)
Se déprendre de soi
On ne s’avance pas trop si l’on affirme que, pour écrire, Butler "part" d’elle-même au double sens du terme. Sa pensée s’enracine dans ce qu’elle est (l’auteure se déclare lesbienne, féministe, militante et d’origine juive) mais la force des concepts qu’elle développe va bien au-delà de sa seule personne. En effet, la traduction culturelle telle qu’elle la pratique constitue une attitude critique en mesure de redonner un souffle nouveau pour penser le monde. Et l’œuvre de la philosophe s’impose, toujours plus, comme l’un des plus grands manuels d’éthique contemporaine. Cependant, la profondeur de ses réflexions sur la vie ne transmet pas de contenus positifs : pas de règles pour se mouvoir sur notre terre, pas de certitudes pour savoir comment s’y prendre, pas de marche à suivre. Se mettre en chemin avec Butler, c’est se laisser entraîner dans un mouvement interrogatif qui s’enquiert du sort réservé aux autres jusqu’à donner le vertige. Pas de programme donc, mais un trajet le long des précipices du moi, une généalogie de ce qui nous rattache aux altérités, une invitation à la dé-construction des catégories qui nous permettent de voir le monde ou, plutôt, qui nous empêchent de le changer.
Avec ce nouvel ouvrage, portant sur un horizon pas moins chargé d’incertitudes, Butler poursuit son processus réflexif. Si elle a notamment été élevée dans la religion juive, elle ne souhaite nullement cautionner le sionisme et la politique de colonisation menée par l’Etat d’Israël.
Du coup, comment assumer sa judéité tout en pensant un "post-sionisme" ? Comment refuser la politique de l’Etat israélien sans tomber dans la veulerie outrageante de l’antisémitisme ? Comment penser à la fois avec le peuple juif et le peuple palestinien ? Comment ne pas oublier les souffrances des uns et des autres ? Vers la cohabitation déploie ces questions de façon kaléidoscopique. (...)
Armée de ce devoir de mémoire pour celles et ceux qui sont aux marges, forte de cette constellation de voix négligées, riche de souvenirs enterrés, Butler entame une lecture, aussi puissante que précise, des thèses d’Hannah Arendt. Elle y prélève la clé de voûte de son ouvrage : l’idée même de "cohabitation". Face à l’horreur du nazisme, Arendt pointait la nécessité de faire de la cohabitation la condition non choisie de toutes les décisions politiques. Celles-ci, si elles veulent être non génocidaires, doivent se résoudre à ne jamais choisir avec qui partager la terre. Tout au plus, décide-t-on parfois avec qui l’on passera sa vie mais, quoi qu’il advienne, il y a une hétérogénéité du vivant, une pluralité non-choisie qu’il s’agit de préserver et chérir. Ainsi " (…) non seulement nous ne pouvons pas choisir avec qui cohabiter, mais nous devons également, avec force, préserver et réaffirmer le caractère non choisi d’une cohabitation inclusive et pluraliste : nous ne vivons pas seulement avec ceux que nous n’avons jamais choisis, avec ceux envers qui nous n’éprouvons pas de sentiment social d’appartenance, mais nous sommes également tenus de préserver leurs vies elles-mêmes, et la pluralité dont ils font partie (...)