
Le génie du capitalisme d’après-guerre aura consisté à réorienter la volonté de changement vers l’insatiable désir de consommer. Ce modèle trouve à présent sa limite dans l’épuisement des ressources naturelles. Pour imaginer un mode de vie à la fois satisfaisant et durable, récuser l’empire de la marchandise ne suffit pas. Il faut d’abord réfléchir à ce qui nous est indispensable.
La transition écologique suppose de faire des choix de consommation. Mais sur quelle base ? Comment distinguer les besoins légitimes, qui pourront être satisfaits dans la société future, des besoins égoïstes et déraisonnables, qu’il faudra renoncer à assouvir ? C’est la question qu’aborde le Manifeste négaWatt, l’un des ouvrages d’écologie politique les plus stimulants parus récemment, rédigé par des spécialistes de l’énergie (1). Un négawatt, c’est une unité d’énergie économisée — « néga » pour négatif. Grâce aux énergies renouvelables, à l’isolation du bâti ou au raccourcissement des circuits économiques, il est possible, selon les auteurs, de mettre sur pied un système économique qui soit écologiquement viable à l’échelle d’un pays, et même au-delà. À technologie constante, notre société renferme d’importants « gisements de négawatts ». (...)
Le consumérisme ambiant ne saurait perdurer, car il accroît en permanence les flux de matières premières et la consommation d’énergie. Ses effets aliénants sur les personnes ne sont de surcroît plus à démontrer. Une société « négawatt » est une société de la sobriété où des possibilités de consommation sont délibérément écartées car considérées comme néfastes. Mais sur quels critères ?
Pour répondre à cette question, les auteurs du manifeste distinguent les besoins humains authentiques, légitimes, qu’il faudra donc continuer à satisfaire, et les besoins artificiels, illégitimes, dont il faudra se défaire. Le premier groupe comprend ceux qu’ils qualifient de « vitaux », « essentiels », « indispensables », « utiles » et « convenables ». Le second, ceux qu’ils jugent « accessoires », « futiles », « extravagants », « inacceptables », « égoïstes ».
Dès lors, deux problèmes apparaissent. D’abord, comment définir un besoin « essentiel » ? Qu’est-ce qui le distingue d’un besoin « accessoire » ou « inacceptable » ? Et ensuite, qui décide ? Quels mécanismes ou institutions conféreront une légitimité au choix de satisfaire tel besoin plutôt que tel autre ? Le Manifeste négaWatt ne dit rien à ce propos.
Pour répondre à ces questions, il est bon de se tourner vers deux penseurs critiques et pionniers de l’écologie politique, André Gorz et Ágnes Heller. (...)
Qu’est-ce qu’un besoin « authentique » ? On pense bien sûr aux exigences dont dépendent la survie ou le bien-être de l’organisme : manger, boire ou se protéger du froid, par exemple. Dans les pays du Sud, et même du Nord, certains de ces besoins élémentaires ne sont pas satisfaits. D’autres, qui l’étaient autrefois, le sont de moins en moins. Jusqu’à récemment, respirer un air non pollué allait de soi ; c’est devenu difficile dans les mégapoles contemporaines. Il en va de même pour le sommeil. (...)
Tous les besoins « authentiques » ne sont pas d’ordre biologique. Aimer et être aimé, se cultiver, faire preuve d’autonomie et de créativité manuelle et intellectuelle, prendre part à la vie de la cité, contempler la nature... sur le plan physiologique, on peut certainement faire sans. Mais ces besoins sont consubstantiels à la définition d’une vie humaine digne d’être vécue. André Gorz les appelle « besoins qualitatifs » ; Ágnes Heller, « besoins radicaux ».
Les besoins qualitatifs ou radicaux reposent sur un paradoxe. En même temps qu’il exploite et aliène, le capitalisme génère à la longue un certain bien-être matériel pour des secteurs importants de la population. Il libère de ce fait les individus de l’obligation de lutter au quotidien pour assurer leur survie. (...)
L’achat d’une marchandise satisfait rarement un vrai manque. Il procure une satisfaction momentanée ; puis le désir que la marchandise avait elle-même créé se redéploie vers une autre vitrine.
Constitutifs de notre être, les besoins authentiques ne peuvent trouver leur satisfaction dans le régime économique actuel. C’est pourquoi ils sont le ferment de bien des mouvements d’émancipation. (...)
Si le progrès social induit parfois des effets pervers, des besoins à l’origine néfastes peuvent, à l’inverse, devenir viables avec le temps. Aujourd’hui, la possession d’un smartphone relève d’un besoin égoïste. Ces téléphones contiennent des « minerais de sang » — tungstène, tantale, étain et or notamment —, dont l’extraction occasionne des conflits armés et des pollutions graves. Ce n’est pourtant pas l’appareil lui-même qui est en question. Si un smartphone « équitable » voit le jour — le Fairphone semble en être une préfiguration (5) —, il n’y a pas de raison que cet objet soit banni des sociétés futures. D’autant plus qu’il a donné lieu à des formes de sociabilité nouvelles, à travers l’accès continu aux réseaux sociaux ou grâce à l’appareil photographique qu’il intègre. (...)
Qui détermine le caractère légitime ou non d’un besoin ? Un risque apparaît ici, qu’Ágnes Heller appelle la « dictature sur les besoins (8) », comme celle qui prévalut en URSS. Si une bureaucratie d’experts autoproclamés décide de ce que sont les besoins « authentiques », et par conséquent les choix de production et de consommation, ceux-ci ont peu de chances d’être judicieux et légitimes. Pour que la population accepte la transition écologique, il faut que les décisions qui la sous-tendent emportent l’adhésion. Établir une liste de besoins authentiques n’a rien d’évident et suppose une délibération collective continue. Il s’agit donc de mettre en place un mécanisme qui vienne d’en bas, d’où émane démocratiquement une identification des besoins raisonnables. (...)
La transition écologique nous incite à fonder une démocratie directe, plus délibérative que représentative. L’adaptation des sociétés à la crise environnementale suppose de réorganiser de fond en comble la vie quotidienne des populations. Or cela ne se fera pas sans les mobiliser, sans s’appuyer sur leurs savoirs et leurs savoir-faire, et sans transformer dans un même mouvement les subjectivités consuméristes. C’est donc à une nouvelle « critique de la vie quotidienne » qu’il faut parvenir ; une critique élaborée collectivement.