
Le non-recours aux aides sociales peut prendre plusieurs formes et s’expliquer diversement ; mais il traduit fondamentalement, selon Philippe Warin, une attente de justification adressée aux pouvoirs publics.
Depuis plusieurs années, de nombreux constats attestent qu’un nombre important de personnes renoncent à faire valoir leurs droits en matière d’aides sociales. Le phénomène de non-recours n’est certainement pas nouveau, mais comme il fait de plus en plus l’objet de mesures, son ampleur apparaît et le besoin de réponses grandit. Avec des taux de non-recours variant entre 40 et 60 % dans les pays de l’Union européenne [1], des solutions techniques se mettent en place pour faciliter l’accès des aides sociales et services publics. Le discours politique s’est cependant concentré sur deux formes de non-recours, la non-connaissance (l’aide n’est pas connue) et la non-réception (elle est connue, demandée, mais pas obtenue ou utilisée), mettant de côté la non-proposition (l’aide n’est pas activée malgré l’éligibilité du demandeur, que celui-ci connaisse ou pas l’aide en question), mais aussi la non-demande (l’aide est connue mais pas demandée, ou bien un droit ouvert mais la prestation non utilisée), ainsi que la non-orientation (les destinataires potentiels ne sont pas sollicités ou accompagnés pour activer un droit) [2]. L’action sur le non-recours est alors pensée pour rendre plus performantes les modalités d’information des publics, d’accompagnement de ceux-ci vers leurs droits, de parcours intentionnés, de pré-accueils inconditionnels, etc.
Ces solutions ont bien entendu leur utilité. Pour autant, le non-recours ne peut pas être réduit à un seul problème d’accessibilité. Lorsque les personnes ne demandent pas, la question n’est pas simplement celle de l’accessibilité mais aussi celle de la pertinence de l’offre publique. C’est le cas en particulier avec la « non-demande intentionnelle », quand par désintérêt des personnes s’abstiennent volontairement de recourir malgré l’utilité des aides – financières ou non financières – auxquelles elles sont pourtant éligibles.
Il est important de s’arrêter sur cette forme particulière de non-recours qui, plus que les autres, met en question la légitimité des politiques. Elle est loin d’être résiduelle. Et pourtant elle est assez largement ignorée parce qu’elle dérange le mode de production des politiques fondé sur la définition des besoins sociaux par les acteurs institutionnels [3]. Avec cette forme de non-recours en effet, c’est davantage le contenu de l’offre que sa mise en œuvre qu’il faut traiter. Dès lors les réponses ne peuvent plus être de même nature. La prise en compte de ce non-recours demande d’entendre et de prendre en compte les attentes des destinataires pour atteindre au mieux les effets recherchés. En particulier, la non-demande intentionnelle relève de conflits de normes, dont la résolution appelle les organisations à être en mesure de justifier les principes et les modalités de leur offre. La reconnaissance d’un droit à la justification constitue alors l’enjeu principal de toute politique sociale ou de tout plan anti-pauvreté qui se donnerait pour objectif de lutter aussi contre cette forme de non-recours qui exprime plus nettement que les autres un manque d’adhésion des citoyens dans les politiques sociales, non pas en elles-mêmes mais telles qu’elles sont faites. (...)
Comprendre la non-demande
Les raisons de la non-demande sont diverses. Sans prétendre à une exhaustivité, six raisons principales peuvent être identifiées. Chacune amène des explications différentes. Cinq d’entre elles peuvent être regroupées sous le type de la « non-demande intentionnelle ». Il s’agit de la non-demande par calcul coût-avantage, désaccord avec la norme principale, préférence pour des alternatives, civisme, mais aussi par non concernement. La sixième raison renvoie explicitement à une non-demande qui n’est pas intentionnelle mais subie. Celle-ci s’explique par un manque de capacités (connaissances, savoir-faire, confiance, soutien…). Ces six raisons peuvent avoir des significations différentes dans la mesure où elles renvoient à chaque fois à une appréciation de la pertinence de l’offre qui ne porte pas nécessairement sur le même plan.
La non-demande subie apparaît isolée dans ce classement. Elle n’est cependant ni rare, ni surtout moins préoccupante. Les situations observées concernent avant tout des personnes qui ne demandent pas ou plus par lassitude des démarches administratives, ou par épuisement à force de relations avec les prestataires qui, selon elles, stigmatisent ou discriminent. Cette non-demande est souvent expliquée par les personnes elles-mêmes comme la conséquence d’un mépris institutionnel. C’est tout du moins leur sentiment, mais les nombreux travaux sur le « welfare stigma » ont bien montré pourquoi et comment la stigmatisation est un mécanisme volontaire de dissuasion, et de plus en plus les régimes de sanctions, en particulier lorsque les discours sur l’assistanat et la fraude aux prestations sociales se renforcent. Ainsi en Grande-Bretagne, les sanctions accrues font qu’en 2016 moins d’un chômeur sur deux demande son indemnité (...)
Sur un tout autre plan, puisqu’il s’agit d’une aide sociale locale, l’offre de « panier solidaire » proposée par des communes rencontre le même type de non-recours. Cette aide prend place dans un ensemble de dispositifs destinés aux ménages les plus précaires, des secours financiers d’urgence aux banques alimentaires, en passant par les épiceries et les vestiaires solidaires… Sur des sites que nous avons étudiés, le taux de non-recours avoisinait les 80%. L’explication produite par les enquêtés est sans appel. Ce cas lui aussi massif de non-demande intentionnelle s’explique par un désaccord avec la condition d’accès qui subordonne l’attribution des paniers à leur préparation avec d’autres habitants et des professionnels. En l’espèce, les non-recourants, la plupart du temps des femmes, n’ont pas envie de s’exposer en public (la préparation des paniers est typiquement un cas d’exposition publique qui crée de la stigmatisation). Ils ne partagent pas le principe qui innerve de plus en plus les dispositifs d’urgence, consistant à combiner – pour « les pauvres » – l’assistance à un travail de socialisation. Malgré la forte valeur d’usage de ces paniers solidaires pour la population cible, une appréciation objective négative l’emporte nettement. Le refus de la norme de la participation imposée aux plus fragiles prend le dessus sur l’intérêt matériel de cette aide alimentaire pour des familles pourtant en très grandes difficultés.
D’autres exemples mettent au jour l’étendue des situations de non-demande par désaccord. Portons-nous à La Martinique où un taux de 80% de non-recours a également été mesuré pour les aides aux vacances de la Caisse d’Allocations Familiales (...)
non-demande subie et non-demande intentionnelle par désaccord mettent en cause une inégalité de traitement, que ce soit dans les relations de service ou au niveau des normes générales véhiculées par l’offre (précariat, participation imposée, choix limités…).
Les alternatives préférées au nivellement par le bas (...)
Non concernement et mise à l’écart volontaire
Le non concernement, comme sixième raison de la non-demande intentionnelle, apparaît fortement dans les travaux de sociologie de la jeunesse. Comme le montre très bien Benjamin Vial dans sa recherche doctorale sur les jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation (en 2015, 1,7 millions de « NEEF » en France et 14 millions en Europe), la non-demande concernant ces jeunes renvoie notamment à un « non concernement actif » qui les conduit à se mettre en retrait des dispositifs de formation et d’insertion, mais aussi de l’aide sociale, et à valoriser leur capacité à se débrouiller de façon autonome [9]. Ce non concernement actif procède d’une appréciation objective des dispositifs et des aides qui, étant vécus ou bien perçus comme excluant, ne peuvent pas garantir l’inclusion sociale de tous les jeunes. (...)
Entendre le besoin d’un « droit la justification »
Qu’il soit subi ou intentionnel et quelles que soient ses raisons, le non-recours par non-demande existe par conséquent parce que des grandeurs communes ne sont pas garanties (égalité de traitement, universalité, bien-être individuel, solidarité envers les plus démunis, considération de la personne…). Les multiples situations que cela recouvre conduisent un grand nombre de personnes à refuser les aides ou les services proposés malgré l’utilité immédiate qu’ils peuvent représenter. Le non-recours par non-demande ne met pas en avant, tant les difficultés des individus à franchir les obstacles dans l’accès aux droits sociaux, que leur refus de l’offre, de son contenu, des conditions assorties et in fine ses significations sociales.
L’acteur principal de ce non-recours n’est pas le destinataire perdu mais le citoyen décidé. Décidé à ne pas tout accepter, malgré ses besoins, dès lors que ce qui est proposé ne fait pas sens pour lui. (...)