Il faut souligner les efforts des personnels pour réduire au maximum les effets de la pauvreté sur la scolarisation des enfants et des adolescents. Malgré cela, il ne fait pas toujours bon être un élève dont la famille est pauvre aujourd’hui. Prenons trois exemples à hauteur d’enfant ou d’adolescent de cette gratuité encore à conquérir parfois.
Comment participer à des sorties et des voyages scolaires organisés sur le temps scolaire mais payants ?
En 2015, dans mon rapport sur la grande pauvreté à l’école, si je relève les efforts effectués pour que les sorties et les voyages concernent tout le monde, je signale aussi que perdure encore ici ou là ce scandale qui consiste à rester dans son établissement quand les copains partent en voyage scolaire d’une semaine, humiliation de ne même pas pouvoir financer le reste à payer d’une sortie scolaire d’une journée et de devoir demander pour cela une aide. C’est la double peine : les enfants des pauvres voyagent moins que les autres, vont moins au spectacle que les autres, et quand leur établissement organise une sortie ils ne peuvent pas toujours y participer. C’est une privation d’éveil culturel et artistique que la psychanalyste Sophie Marinopoulos appelle la malnutrition culturelle[1]. L’enquête du CNAL montre l’ampleur du problème. 42 % des enseignants du premier degré et 82 % des enseignants du second degré interrogés signalent les difficultés des parents pour financer les sorties et 59 % des enseignants du second degré disent que des élèves ne participent toujours pas aux voyages scolaires pour des raisons financières.
Comment apprendre quand on mange mal ou quand on est sous-alimenté ?
Dans un certain nombre d’écoles ou d’établissements, on le sait, lorsque des certificats de scolarité sont demandés, cela signifie que les restos du cœur vont ouvrir et que des familles sont dans le besoin. Des enseignants de primaire rencontrés à l’occasion de mon rapport en témoignent : « on a des enfants qui trainent devant l’école vers 12h30 », alors que la sortie des classes est à 12h. On peut supposer « que les enfants ne sont pas rentrés chez eux parce qu’ils n’ont rien à manger ». Dans une cité scolaire visitée, les impayés de cantine se montaient en 2015 à 15 000€ pour plusieurs dizaines de familles. Le Défenseur des Droits vient de relever les grandes disparités qui existent pour l’accès à la cantine entre communes qui n’ont pas toutes les mêmes ressources et constate que la pauvreté contribue à fragiliser l’accès à la cantine puisque 40 % des enfants des familles défavorisées n’y mangent pas.
Comment payer la cotisation à la coopérative dont certains enseignants oublient de dire qu’elle n’est pas obligatoire, comment acheter la photo de classe ou acheter les fournitures scolaires, surtout quand les demandes des écoles ou établissements ne sont pas toujours raisonnables.
Les textes qui demandent une extrême attention à limiter les exigences sont globalement appliqués, mais pas toujours. Ainsi, en 2015, dans une commune où l’on donne à toutes les écoles la même enveloppe budgétaire, il y avait des écoles où l’on estimait que l’on a besoin de rien de plus et on ne demandait donc rien aux familles et d’autres qui estimaient qu’elles n’en n’avaient pas assez et allaient jusqu’à demander 37€ par enfant et par an. (...)
Ce que l’école ne fait pas suffisamment pour assurer une gratuité effective de la scolarité
Budgétairement, l’école n’est pas bien traitée dans notre pays. Comme le montre l’Observatoire des inégalités, « la France est un pays qui dépense peu pour ses élèves, en comparaison des pays riches les mieux classés dans ce domaine. Surtout pour les plus petites classes et l’enseignement supérieur »[2]. Et si la dépense de notre pays pour l’éducation[3] augmente, sa part dans le PIB diminue. En vingt ans, de 1995 à 2015, tous gouvernements confondus, notre pays a consacré un point de PIB en moins à son école, ce qui représente 20 milliards d’euros en moins par an, soit l’équivalent des cadeaux fiscaux offerts aux entreprises par le CICE [4]. C’est un choix. Mais ce choix ne permet pas la gratuité de l’école. (...)
Nous sommes un curieux pays. On peut diminuer l’argent destiné aux élèves pauvres pendant dix ans sans susciter le moindre mouvement de solidarité à leur égard, mais que l’on touche aux programmes de terminale S où sont scolarisés essentiellement les enfants des milieux favorisés, et les journaux télévisés de 20h sont affolés. Les fonds sociaux ont heureusement été à nouveau augmentés de 2013 à 2017 pour atteindre aujourd’hui 59 Millions d’euros, mais on n’est toujours pas revenu au niveau de 2001. Et l’enquête du CNAL montre que les enseignants nous disent que les dotations sont à nouveau insuffisantes.
Dernier exemple, la question de l’accompagnement scolaire, de l’accompagnement éducatif (...)
L’accompagnement éducatif mis en place en 2008 permet de garantir un minimum de service d’aide aux devoirs gratuit pour ceux qui ne peuvent payer des cours particuliers d’entreprises privées pour faire leurs devoirs. La mise en œuvre récente de l’opération « devoirs faits » au collège va donc dans le bon sens. Mais, en raison des restrictions budgétaires, les crédits destinés à l’accompagnement éducatif ont baissé depuis 2008. Ce sont des crédits qui sont très sensibles aux gels budgétaires.
On dépense aujourd’hui 32 millions d’€ par an pour l’accompagnement éducatif en éducation prioritaire. Il y a 1, 7 million d’élèves en éducation prioritaire, cela fait donc 18,80€ par élève.
Quand on regarde l’accompagnement éducatif dont bénéficient aujourd’hui les étudiants des classes préparatoires aux grandes écoles de ce pays où l’on rencontre assez peu d’enfants de pauvres, on constate que pour 85 000 étudiants, on dépense 70 millions d’€, soit 845 euros par étudiant, comparé à 18,80€ pour un élève de l’éducation prioritaire, soit 45 fois plus !
Pour qui est-elle gratuite notre école ? Elle est gratuite ici pour les classes favorisées, pour les jeunes qui ont la chance d’être en CPGE et qui ne payent pas un centime pour ces heures d’accompagnement éducatif qu’on appelle « les heures de colle », alors qu’on n’est pas capable d’assurer l’accompagnement éducatif à la hauteur de ce qu’il faudrait pour les enfants qui vivent en situation de grande pauvreté.
Tout se passe comme si les sacrifices consentis par les plus modestes avaient permis de préserver les privilèges des favorisés. Existerait-il une solidarité inversée dans notre école, une sorte de ruissellement à l’envers ? Ce qui m’amène à souvent poser cette question : les assistés ne seraient-ils pas toujours ceux auxquels on pense habituellement ?