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Hubert Guillaud
Ce que la dématérialisation fait au travail social
#dematerialisation #travail-Social
Article mis en ligne le 2 décembre 2022
dernière modification le 1er décembre 2022

Comme on l’a vu lors de la rencontre précédente, la dématérialisation ne résout pas grand chose, constate Yaël Benayoun du Mouton Numérique (@MoutonNumerique), en préambule à la rencontre du 24 novembre qu’organisait l’association au Centre Picoulet à Paris sur la dématérialisation des services publics. La dématérialisation rend les rapports avec l’administration plus complexes et violents. En fait, le solutionnisme numérique des services publics repose sur une incompréhension des rapports que les usagers ont avec l’administration, explique-t-elle

Les technos semblent bien plus instrumentalisées pour construire de l’obstruction à l’accès aux droits qu’autre chose. Quels choix politiques se cachent dans les systèmes techniques ? C’est la question que souhaite continuer à poser ce cycle de rencontres en regardant les effets de la numérisation sur le travail des agents. La dématérialisation se présente toujours comme une modernisation, qui vise à rendre l’administration plus efficace en améliorant les conditions de travail des agents. En tout cas, c’est la promesse qu’elle adresse. Qu’en est-il en vrai ? (...)

Le numérique est devenu omniprésent à Pôle Emploi, explique Yoan Piktoroff (@YoPikto), syndicaliste à la CGT Pôle Emploi (@FnposCGT). Usagers comme agents en sont très dépendants. On compte pas moins d’une dizaine de logiciels que les salariés de Pôle Emploi utilisent quotidiennement. (...)

Depuis 2015, Pôle Emploi a investit massivement dans des technologies d’IA pour améliorer ses systèmes. Cette numérisation à marche forcée a surtout eu pour conséquence de diviser par deux les effectifs, explique Piktoroff. Pour cela, Pôle Emploi a recours à deux techniques : la sous-traitance et le transfert du travail administratif aux entreprises et aux usagers. (...)

De plus en plus, les usagers doivent se débrouiller seuls. Ils peuvent désormais s’inscrirent par eux-mêmes à des ateliers et démarches, sans avoir à passer par des conseillers, qui sont eux-mêmes débordés, devant gérer chacun quelques 400 demandeurs d’emplois. 

Yaël Benayoun rappelle que la justification première de la dématérialisation est bien l’amélioration du rendement. A la CAF par exemple, la mesure phare, c’est le nombre de “liquidation de dossiers” par unité de travail, c’est-à-dire le nombre de dossiers traités par agents. Le numérique répond à un projet politique d’intensification de la gestion. Ce qui n’est pas sans conséquences sur toute la chaîne, à l’image des tribunaux administratifs devenus les guichets distants de la préfecture pour la demande d’asile, comme le racontait Gabriel Amieux la dernière fois.

La sociologue Nadia Okbani est spécialiste du travail social à l’heure du numérique et à ses évolutions. Elle rappelle que 29% des personnes ne font pas de démarches en ligne. Ces personnes qui n’activent pas leurs droits sont d’abord les personnes au plus faible niveau de diplômes, de revenus, des personnes plutôt âgées, mais pas seulement, plus concentrées dans le monde rural. Avec le numérique, la démarche d’accès au droit est renvoyée à la responsabilité individuelle. (...)

Pour Nadia Okbani également, avec la dématérialisation on a eu un transfert de la charge de travail administratif aux usagers et aux travailleurs sociaux. (...)

Yaël Benayoun rappelle que ces arbitrages à l’accompagnement sont aussi dictés par les consignes de productivité que reçoivent les agents. Entre arbitrages, injonctions contradictoires… la position des agents n’est pas toujours simple. (...)

Nadia Okbani dresse le même constat chez les agents de la CAF. La dématérialisation a commencé par une diversification des modes de contacts, ou ouvrant au contact par mail ou en ligne. Puis, le mode de contact numérique a été rendu obligatoire pour certaines démarches, comme la prime d’activité et les aides personnalisées au logement étudiant. Désormais, la norme, c’est la démarche en ligne. Et pour mieux l’imposer, c’est l’accueil physique dans les agences qui a été modifié. (...)

Au final, constate Nadia Okbani : “ce sont les publics les plus précarisés qui sont les plus éloignés des agents les plus compétents, alors que ce sont eux qui en ont le plus besoin”, d’abord parce que leurs situations sont souvent compliquées et nécessitent des savoirs-faire pour dénouer l’écheveau complexe des droits auxquels ils pourraient avoir accès. (...)

Pour Yoan Piktoroff, nous sommes dans une logique de maltraitance à l’égard des agents comme des usagers. La déqualification est une stratégie pour diminuer le pouvoir des agents, car leur expertise est un pouvoir. La déqualification permet aussi d’asseoir celui des managers… Les agents doivent s’adapter aux changements en cours, mais cela transforme le sens du travail. Les indicateurs qui mesuraient la qualité de service sont devenus désormais des objectifs. Les managers qui étaient des animateurs d’équipes, sont désormais les pilotes qui contrôlent le travail des agents. 

Les agents sont face à des injonctions permanentes des logiciels qui leurs délivrent des alertes en continue qui empêchent le travail, où celles du management qui impose ses tempos. (...)

Derrière ces injonctions quantitatives, le risque, c’est la perte du sens de l’action des agents et leur précarisation. Le turn over des agents à Pôle Emploi est très élevé. (...)

Un chiffre retient l’attention, estime Yoan Piktoroff c’est l’explosion des menaces de suicides des usagers. “La première violence, c’est les usagers qui la vivent”. Le service public se vit des deux côtés du guichet. La diminution du nombre d’agents, la baisse de la durée des droits… c’est les usagers qui la vivent. 

Normalement, les politiques sociales sont là pour limiter la précarité, rappelle la sociologue Nadia Okbani… mais le nouveau management public est devenu l’objectif des politiques sociales. Les indicateurs de gestion sont devenus l’objectif de l’action publique, oubliant la finalité du travail social, c’est-à-dire préserver les gens de la précarité. La sociologue explique être interpellée par la confusion actuelle entre l’inclusion numérique et l’accès au droit. C’est un peu comme si l’accès au droit relevait d’un appel à projet que des structures emportent. (...)

Il manque 50 000 assistantes sociales. Les structures sociales sont exsangues, comme le montre la Seine-Saint-Denis qui a obtenu la renationalisation du RSA. Le recul de l’assistance renforce les problèmes des publics, qui deviennent plus lourds, plus complexes, plus durs. Quand l’accès aux spécialistes est plus difficile, c’est l’accès au droit lui-même qui devient plus complexe, d’abord pour ceux les plus en difficulté.

A la question de savoir si les agents s’opposent à la dématérialisation, Yoan Piktoroff répond qu’en 2022, il y a eu de nombreux mouvements de grèves, notamment pour s’opposer au sous-effectif et à la disparition des missions originelles de l’accompagnement. En fait, il y a beaucoup de mobilisation et de grèves dans les agences, de Pôle Emploi, en passant par la CAF et la CPAM. Elles restent très locales, peu visibles. Une intervention rappelle l’excellent travail de l’association Changer de Cap, toujours sans réponse effective de la CAF, et rappelle que la casse des droits s’accélère et que le numérique est bien le moteur de cette casse et de son accélération. (...)

L’essentiel de l’offre d’emploi proposé n’en est pas ! La réforme du chômage qui arrive qui va priver ceux qui ont cotisé de 25% de leurs droits est terrible. Le chômage est une conquête sociale qui doit être défendue, étendue. Notre opposition n’est pour l’instant pas à la hauteur, rappelle le syndicaliste. La manifestation annuelle contre le chômage est le 3 décembre à Saint-Denis.