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Ce que révèle un été et une rentrée aux senteurs islamophobes et négrophobes.
Analyse par Saïd Bouamama, sociologue et militant au FUIQP.
Article mis en ligne le 22 septembre 2020
dernière modification le 21 septembre 2020

La fin des vacances d’été et la rentrée se caractérisent par une multiplication des propos et actes racistes, tant islamophobes que négrophobes, deux figures du racisme contemporains désormais avérées. La succession de ces expressions du racisme fait courir le risque certain qu’une partie des habitant de l’hexagone s’habitue au mal, s’acclimate à l’inacceptable et s’adapte à l’invivable.

Certes des condamnations de ces actes sont prononcées, des déclarations antiracistes sont produites, des communiqués de presse sont publiés. Cependant ces expressions antiracistes restent en réaction à chacune des agressions sans prendre la mesure de ce que révèle la succession des faits racistes et l’accélération de celle-ci. Rappelons quelques-uns de ces passages à l’acte raciste dont la succession indique le passage d’un seuil dans l’enracinement et la banalisation du racisme dans la société française. Analysons ensuite la signification de cette accélération raciste et les raisons possibles d’une riposte bien en dessous des enjeux.

Un florilège raciste en guise d’été et de rentrée (...)

Les faits sont certes de nature différente – de l’injure raciste à l’attentat terroriste –, portés par des acteurs de nature différente – journalistes, « chroniqueurs » et pseudo, experts, ministre, individus et groupes racistes, etc. –, les cibles varient – les Noirs, les Musulmans, les quartiers populaires – mais convergent tous vers la banalisation de la parole et des actes islamophobes et négrophobes. Ces faits ne sont pas isolés les uns des autres mais participent d’un même contexte caractérisé par une crise économique et sociale sans précédent dont tous les effets ne se sont pas encore déployés, d’un même climat idéologiques caractérisé par une Lepénisation des Esprits largement installée et d’une même séquence historique caractérisée par la préparation des prochaines élections.

Face à un tel déferlement et au délire médiatique qui l’accompagne, les réactions publiques restent largement en dessous des enjeux. (...)

Les luttes menées ces deux dernières décennies sur le triple plan de l’islamophobie, de la négrophobie et des violences policières ont contraint un nombre grandissant d’organisations, de leaders ou de militantes et militants à rompre avec le déni du réel. En témoigne la marche contre l’islamophobie du 10 novembre dernier où pour la première fois étaient représentées des organisations et partis habituellement absents de ce type de mobilisation. En témoigne également l’ampleur des mobilisations contre les violences policières, en particulier par le comité Adama dont l’intelligence tactique a permis d’assurer une visibilité sans précédent à ce combat. En témoigne enfin la multiplication des actions symbolique de débaptisation des noms des espaces publics honorant des esclavagistes, colonialistes et racistes. Ces dernières actions ne parlent pas seulement d’un héritage encombrant mais des effets de celui-ci sur notre présent et en particulier sur le racisme négrophobe qui le caractérise.

La timidité des réactions publiques est à rechercher ailleurs que dans le déni. Elle s’explique, selon nous, par un contexte électoral déjà enclenché dans lequel le choix présidentiel est de jouer la bipolarité LREM/FN en n’hésitant pas pour ce faire à reprendre des mots et concepts d’extrême droite ou issus de l’imaginaire colonial. Le terme ensauvagement par exemple n’est pas une « erreur » de Darmanin ou un trait de son individualité. Il participe d’une stratégie de langage murement réfléchie au service de cette volonté de centrer les futures échéances électorales sur le seul choix binaire Macron/Le Pen. (...)

Le Rassemblement national compte pour sa part, comme à son habitude, jouer la logique de la surenchère raciste pour accélérer la droitisation du champ politique, seul espoir pour lui de parvenir à terme au pouvoir. La droitisation du champ politique construit en effet progressivement les bases d’un accord avec une partie de la droite sans lequel l’accès au pouvoir est impossible à court et même à moyen terme. À gauche la discrétion est de mise sur ce racisme contemporain. On le dénonce désormais mais du bout des lèvres ou conjoncturellement mais on ne veut pas considérer qu’il est un des axes essentiels du combat social aujourd’hui. La crainte des conséquences électorales n’est pas pour rien dans cette « timidité » dans un contexte où les quartiers populaires restent marqués par une abstention record et où en revanche le vote d’extrême-droite est stable. Les préoccupations de chaque échéance électorale repoussent à toujours plus tard la possibilité d’une réponse antiraciste à la hauteur du nouvel âge du racisme que nous vivons et qui se concrétise dans les deux figures de l’islamophobie et de la négrophobie. Un petit détour sur l’histoire du racisme nous permet de saisir l’ampleur de ces enjeux.
Un nouvel « âge » raciste ? (...)

Seule une approche matérialiste permet, en effet, de prendre en compte la dimension systémique du racisme et en particulier ses fonctions sociales, politiques et idéologiques. Le racisme émerge et se développe dans des conditions historiques données et pour servir des intérêts sociaux. Il n’est pas sans histoire mais au contraire revêt les formes historiques lui permettant de garder son efficacité sociale et idéologique. Ce n’est pas un hasard s’il est formalisé et théorisé au moment où le mode de production capitaliste part à la conquête du monde. C’est pour justifier celle-ci qu’émerge cette théorisation que l’on peut en conséquence dater de 1492 et de la conquête sanglante du continent américain. La fonction sociale du racisme est justement de justifier l’injustifiable aux yeux des peuples des pays esclavagistes, puis colonialistes et enfin néocolonialistes. Après avoir revêtu une forme biologiste pendant plusieurs siècles, la classification et la hiérarchisation de l’humanité ont été contraintes par le rapport des forces sociales à revêtir de nouveaux atours. Théorisé initialement sous la forme du racisme biologique c’est-à-dire sous la forme de la double affirmation de l’existence de « races » biologiquement différentes et d’une hiérarchie de celles-ci, le racisme s’est brusquement trouvé délégitimé par l’expérience traumatique du nazisme. (...)

Émerge alors une nouvelle théorisation à base, non plus de « races biologiques » mais de « cultures » tout autant hiérarchisées que ne l’étaient avant les « races ». (...)

Un besoin et une demande d’idéologie ont simplement après une série de tâtonnements et d’ajustements finis par produire une offre adéquate. Il a fallu ainsi deux décennies c’est-à-dire la moitié de la décennie 60 pour que le culturalisme devienne hégémonique, les indépendances ayant encore accéléré l’obsolescence du racisme biologique.

Or nous vivons aujourd’hui une nouvelle mutation d’ampleur du rapport des forces avec ce qui est communément appelé « mondialisation ». Loin d’être le résultat d’un développement des échanges, la mondialisation est le résultat de décisions politiques – de l’Organisation mondiale du commerce, de la Banque mondiale, du Fond monétaire international, de l’Union européenne, etc. – imposant par la contrainte financière – et au besoin par la contrainte militaire – la remise en cause de toutes les régulations et limitations à la logique pure du profit qu’avait imposé la séquence historiques antérieures et ses luttes – sociale dans chacun des pays, de libération nationale dans les anciens pays colonisés. Cette nouvelle grande mutation appelle une nouvelle adaptation du racisme pour qu’il puisse continuer à exercer sa fonction de justification. Il s’agit désormais de justifier un nouvel asservissement de la planète qui à bien des égards peut se comparer à une recolonisation. (...)

Après la « race » puis la « culture » c’est la notion de « civilisation » qui est mobilisée pour hiérarchiser l’humanité et justifier la domination. La théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington [6] inaugure ce nouveau visage du racisme que nous proposons en conséquence d’appeler « racisme civilisationniste ». Les « civilisations » y sont présentées comme des entités homogènes et incompatibles entre elles. Elles seraient en lutte permanente les unes avec les autres. La « civilisation occidentale » y est présentée comme menacée en premier lieu par la « musulmane » puis par l’« orthodoxe » – autour de la Russie – et la « confucéenne » – autour de la Chine. L’Afrique subsaharienne est considérée pour sa part comme n’ayant même pas atteint un stade de civilisation ce qui ne l’empêche pas d’être construite comme menace pour la civilisation occidentale, pour des raisons démographiques cette fois-ci. (...)

Islamophobie et négrophobie comme figures du racisme civilisationniste

Bien sûr le thème de la « civilisation » n’est pas entièrement neuf comme en témoigne la rhétorique de la « mission civilisatrice » de la colonisation mais il était un élément second s’articulant au socle du racisme biologique. Il devient désormais le centre de l’argumentaire raciste pour remplir une fonction sociale et idéologique (...)

Sur le plan interne à chaque pays « riche » comme au niveau international la mondialisation est une logique de guerre permanente dont il faut masquer à la fois la nature économique et les conséquences désastreuses. Au niveau international elle signifie une concurrence accrue pour l’accès et la maîtrise des ressources énergétiques et des minéraux stratégiques se traduisant par une multiplication des guerres et ingérences militaires auxquelles il faut préparer les opinions publiques. Sur le plan de chaque pays elle signifie la plus grande régression sociale depuis la Seconde Guerre mondiale sur les plans des salaires, des conditions de travail, des droits sociaux, etc., de laquelle il faut détourner l’attention par la mise en scène d’une menace plus grande, plus immédiate, plus radicale. L’ampleur du déclassement social généralisé que porte la mondialisation ne doit pas être sous-estimé. La logique enclenchée n’a aucune limite si ce n’est celle imposée par les luttes dans les pays du Sud comme dans les pays du Nord. Sous-estimer ce déclassement revient à s’interdire de comprendre le besoin systémique du racisme civilisationniste comme outil de légitimation des guerres à l’extérieur et de détournement des colères sociales potentielles à l’intérieur.

Pour jouer ces fonctions le racisme civilisationniste a l’avantage d’offrir des cibles idoines. C’est en effet dans les pays où la majorité de la population est musulmane d’une part et en Afrique d’autre part que se situent les sources d’énergies et les minerais convoités (...)

. Ce n’est pas un hasard ou le seul fait des manœuvres de l’extrême droite que se déploient dans les champs médiatiques et politiques des islamalgames récurrents passant aisément de la dénonciation de « l’islamisme » à celle de « l’islam » et des musulmans. Ce n’est pas non plus étonnant (ou l’unique résultat des stratégies d’extrême droite) que se banalise jusque dans les discours de plusieurs président de la République l’image démentie scientifiquement d’une « bombe démographique Africaine ».

Dans les deux cas la construction du péril est cohérente avec le besoin de justifier les ingérences là-bas – la lutte contre l’islamisme est ainsi mobilisée de l’Irak au Mali et de la Syrie à la Somalie en passant par l’Iran et le Soudan – et les politiques migratoires restrictives ici : Europe forteresse au prix d’une Méditerranée devenant un cimetière géant, organisation d’un volant de main d’œuvre servile avec les sans-papiers pour les secteurs non-délocalisables, précarisation du séjour pour les immigrés réguliers, etc. Bien sûr, l’extrême droite n’est pas passive. Elle perçoit ce contexte comme un effet d’aubaine et déploie en conséquence une logique de surenchère. Mais elle ne constitue pas la cause première du développement des deux figures du racisme civilisationniste que sont l’islamophobie et la négrophobie. Celle-ci se situe, selon nous, dans les besoins de légitimation d’une mondialisation capitaliste ramenant le monde à avant les conquis politiques et sociaux des luttes des deux derniers siècles ici et avant ceux des luttes de libération nationale là-bas.
Scénarios pour le futur (...)

. L’ampleur des luttes sociales potentielles liée elle-même à l’ampleur du déclassement généralisé porté par la mondialisation capitaliste – qui signifie concrètement une recolonisation là-bas et un retour à la condition salariale du dix-neuvième siècle ici – rend ces deux outils absolument nécessaires aux classes dominantes. Il en découle deux scénarios possibles sur un plan abstrait : soit la lutte contre l’islamophobie et la négrophobie prend une place réelle dans les stratégies des organisations syndicales et politiques déclarant défendre les intérêts des classes populaires, soit elle continue de garder comme aujourd’hui une place marginale dans leurs agendas pour des préoccupations liées uniquement aux échéances électorales.

Sur un plan plus concret le second scénario reste largement dominant. C’est pourquoi l’action des associations, collectifs et organisations de l’immigration et de leurs descendants aujourd’hui autochtones est essentielle. Leurs actions autonomes sont les seules à pouvoir perturber un ordre dans l’agenda reléguant la lutte contre l’islamophobie et la négrophobie à une place symbolique quand ce n’est pas à une absence totale de place. Leur éparpillement actuel ne leur permet pas de jouer cette fonction suffisamment. C’est dans le sens de la réduction de celui-ci qu’il convient, selon nous de porter nos efforts. C’est pourquoi l’idée d’états généraux des quartiers populaires est, à notre sens, essentielle dans la période actuelle. Les obstacles sont certes nombreux mais l’importance des enjeux impose à tous d’agir collectivement pour les dépasser.

Sans changements notables dans cette direction, islamophobie et négrophobie d’en haut s’ancreront dans la durée « en bas ». Sans lutte conséquente contre l’islamophobie et la négrophobie la lutte contre la mondialisation et ses effets se déploient avec une faille énorme pour le plus grand plaisir des classes dominantes.