
Animaux et hommes construisent des liens par le travail, explique l’auteure de cette tribune. Il existe même un « travailler » de l’animal, où celui-ci s’investit et recherche du sens. Réfléchir au travail des animaux, c’est aussi s’interroger sur le travail humain.
À l’heure où les dérives des abattoirs pourraient nous inciter à devenir véganes ; à l’heure où les industriels nous enjoignent de préférer les robots aux animaux ; à l’heure enfin de la loi travail et de la désintégration du sens même du travail humain, s’intéresser au travail des animaux peut sembler paradoxal, voire anachronique et dérisoire. Pourtant, avant de se passer des animaux domestiques, il serait peut-être temps, pour eux comme pour nous, de revenir sur leur place dans les rapports sociaux et en tout premier lieu sur leur place dans le travail.
Les processus de domestication sont le plus souvent décrits comme une entreprise de domination et d’asservissement des animaux par les humains, bien que quelques voix aient depuis longtemps souligné la part relationnelle et affective de ces processus et l’intérêt partagé des espèces animales concernées et des humains à entrer dans une relation domestique. Les analyses de la domestication ont néanmoins fait l’impasse sur un élément central des liens domestiques, le travail. Pourtant, c’est bien grâce au travail que se sont construits ces liens. (...)
Qu’est-ce que travailler ? Contrairement à bien des idées reçues, cela ne se résume pas à produire et ne se borne pas à des situations de contrainte. Travailler renvoie à d’autres rationalités et notamment à la construction de soi, de son identité, et à l’élaboration d’un vivre ensemble. Le travail est en effet le premier vecteur des liens sociaux. Travailler, comme le montre la psychodynamique du travail [2], c’est investir son intelligence, son affectivité dans une production à valeur d’usage. Travailler, c’est donc engager sa subjectivité dans l’action et par retour, c’est aussi construire cette subjectivité. En fonction du contexte, travailler peut apporter aux individus le meilleur — des voies d’émancipation, d’accomplissement de soi —, mais aussi le pire — l’aliénation et la souffrance.
L’observation des animaux au travail montre qu’il existe un travailler animal, c’est-à-dire que les animaux s’investissent subjectivement dans le travail. Dans un troupeau de vaches, dans un groupe de chevaux ou de chiens, chaque animal a un rapport spécifique au travail lié à son intérêt pour ce qu’il fait, sa personnalité, son âge, sa vivacité d’esprit, ses capacités d’apprentissage… Telle vache ou tel chien est volontaire, prend des initiatives, est proche de l’humain avec qui il travaille… Tel autre et tel autre sont très différents. Pour travailler avec les animaux, les humains doivent les connaître chacun et tous, comme un instituteur connaît ses élèves mais aussi sa classe. (...)
L’engagement des animaux au travail ne se fait pas spontanément. Il ne résulte pas non plus d’un « conditionnement ». Avant d’être engagés dans le travail et de s’y investir, les animaux sont formés, évalués, orientés. (...)
Actuellement, les conditions de travail des animaux sont bien loin de ce qu’elles devraient être si nous prenions en compte leur contribution effective au travail. Dans les systèmes industriels, la problématique du « bien-être animal » a occulté le travail et réduit les besoins des animaux à un ensemble de comportements et d’équipements. Dans les usines à lait, les vaches sont supposées être « bien » si elles disposent d’un tapis de sol, d’une brosse à dos et d’une alimentation équilibrée. Si l’on prenait en compte leurs besoins en rapport avec leurs conditions de travail, l’élément le plus en défaut est la question du sens. Qu’est-ce qui dans le travail fait sens pour une vache ? Il faut se rappeler en effet que si les animaux sont engagés dans le monde du travail humain, ils restent aussi inscrits dans leur monde propre, leur monde de vache, de chien, d’éléphant. Une organisation du travail qui sépare les animaux de leur monde propre, une usine laitière zéro pâturage par exemple, sans compenser cette perte par un surplus de sens produit par le monde humain, les ampute de la possibilité de transformer les contraintes du travail en une dynamique qui aient du sens pour eux. (...)
D’une manière peut-être surprenante, s’intéresser aux conditions de travail des animaux ou au sens du travail pour les animaux conduit à réinterroger le travail humain et à tenir compte, du point de vue des rapports sociaux, de ce que veut dire travailler pour un être humain. Car si les animaux sont remplacés par des robots, c’est, en tendance accélérée, également le cas des humains (robots serveurs de café, robots journalistes, robots infirmiers…).
Au sein du capitalisme mondialisé, les conditions humaines et animales au travail sont une seule et même condition.