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« Chez moi la pensée ne se sépare pas de l’action » (entretien avec Bernard Stiegler)
metamorphe enseignant, écrivain
Article mis en ligne le 12 août 2020
dernière modification le 11 août 2020

Où il est question de l’écriture, de la mémoire, de la technique, du numérique, de la bêtise, de Google, du pouvoir, de l’École... et de la philosophie conçue comme une pharmacologie.

Bernard Stiegler a accordé le 11 janvier 2013 un entretien à des professeurs de philosophie de Lille (Sébastien Hoët, Armel Mazeron, Julien Puissant) dans le cadre de la parution d’un numéro de revue qui ne vit jamais le jour. L’entretien a dormi depuis lors dans un tiroir électronique d’où nous l’exhumons en hommage à ce penseur de première importance.

(...) Ce que j’appelle hypomnémata, ce que les Grecs avant moi appelaient ainsi, c’est, pour aller vite, les aide-mémoire – livres de compte, blocs-notes, ... Les hypomnémata sont à penser dans le contexte plus large de l’hypomnésis, la mémoire de rappel, que Platon opposait à l’anamnésis. Je soutiens pour ma part que le numérique est une forme particulière d’hypomnémata, qui s’inscrit dans un processus de grammatisation, dans ma terminologie propre, processus à l’intérieur duquel apparaît l’écriture au sens habituel, mais aussi d’autres types d’écriture non « langagières » comme l’écriture musicale, les gestes des ouvriers, les lignes de codes, etc. Le milieu symbolique est bien sûr profondément influencé par un tel processus. L’écriture est en effet la condition d’engendrement de la Cité. Aujourd’hui, l’écriture influe sur les modes de pensée, les relations interpersonnelles, la vie économique, la vie politique, et les processus qu’elle recouvre modifient en retour, on le sait maintenant, le cerveau. (...)

le cerveau se « récrit » en apprenant à lire. On peut donc affirmer que les hypomnémata, l’écriture, l’écriture numérique en partie, ont des effets extrêmement importants sur le cerveau, sur les appareils psychiques (...)

J’essaie de montrer depuis une dizaine d’années que l’évolution technologique de l’être humain est un processus complexe qui comprend toujours trois facteurs de causalité convergents/divergents : des facteurs psychosomatiques, des facteurs technologiques, des facteurs sociaux. Je ne crois pas qu’il y ait en l’occurrence un déterminisme technologique. En revanche, je crois qu’il y a des tendances. Une tendance n’est pas une détermination. Une tendance n’existe que dans sa négociation avec une contre-tendance. Je ne suis donc pas d’accord avec Jacques Ellul sur le fait qu’il y ait une progressive autonomisation des processus techniques. Il y a certes d’immenses processus systémiques qui peuvent s’imposer à nous, et de façon déterministe pour le coup, si nous ne parvenons pas à négocier avec eux, mais c’est parce que nous ne sommes pas capables de les penser. Je crois fondamentalement à la capacité de la pensée, pas la pensée du penseur qui pense l’Être dans son bureau comme Heidegger, non, chez moi la pensée ne se sépare pas de l’action. (...)

Le vivant humain, organiquement inachevé, n’est pas auto-suffisant, n’est pas stable. C’est la fameuse néoténie. Le vivant humain est par conséquent obligé de s’augmenter, et à chaque fois qu’il veut s’approprier les effets pervers de son augmentation, il s’augmente à nouveau, et il crée derechef de nouveaux effets pervers. Pour penser cet ajustement continuel, il faut selon moi articuler une théorie du désir inspirée de Freud et une théorie de l’individuation inspirée de Simondon. (...)

La bêtise est un processus de désindividuation, mais en retour il ne faut pas oublier, encore une fois, que la désindividuation est la condition de l’individuation. Pour m’individuer je dois me désindividuer. (...)

la figure de la bêtise par excellence, c’est pour moi Epiméthée. Epimêtheús, ça veut dire idiot, peu intelligent. Epiméthée est l’équivalent de Gribouille chez Lacan. Mais Epiméthée est idiot parce que stupéfait par la technique, stupéfait par sa propre bêtise, il incarne la bêtise d’avoir oublié de donner une qualité à l’homme – dans le mythe de Prométhée. Il incarne plus précisément la technicité en un sens automatique, mécanique, bête donc. Cependant, cette technicité ne peut à elle seule définir la technique, et par contraste elle doit nous rappeler que l’épimétheïa désigne aussi, en un sens second, le savoir de l’expérience. Si on garde cette ambivalence à l’esprit, on comprend qu’on ne peut échapper à la bêtise, car elle est la condition de possibilité de l’intelligence pour le dire vite. La bêtise est ce qu’il faut surmonter sans cesse parce qu’elle désindividue, c’est-à-dire qu’elle amoindrit ma capacité de m’individuer – capacité psychique d’individuation, capacité collective même. (...)

La bêtise est interindividuelle. J’ai, en ce qui concerne la bêtise, un point de convergence avec Deleuze, outre sa reprise du fameux aphorisme de Nietzsche selon lequel la philosophie est ce qui doit « nuire à la bêtise » – excellente définition. Deleuze se réfère en l’occurrence à Simondon pour montrer que la bêtise définit un rapport au préindividuel, où le préindividuel me colle aux semelles en quelque sorte, où je n’arrive pas à l’individuer, alors que le préindividuel est ce que je dois individuer, en somme ce dont je dois me détacher. (...)

Prenons un peu de champ : comment, à partir d’une technologie qui me tombe dessus, au lieu de me lamenter, de prétendre résister, ce que nous ne pourrons jamais faire, comment donc vais-je réinventer autrement, comment vais-je m’individuer autrement, non pas en me soumettant à cette technologie, ou en m’adaptant à elle, mais en inventant avec cette technologie un nouvel agencement ? (...)

Ce qui augmente la bêtise est aussi ce qui permet de lutter contre la bêtise, et ceci s’applique non seulement au numérique mais aussi à toute technique. (...)

L’écriture n’était pas au cœur du capitalisme, ce qui faisait hier battre le cœur du capitalisme c’était la machine-outil, c’était le processus global de transformation de la matière. Dans le capitalisme contemporain, la machine est devenue secondaire, ce qui importe ce sont plutôt les appareils – les réseaux, les serveurs, etc. À travers le numérique, une situation d’une grande nouveauté s’est mise en place. L’écriture connaissait d’autres contraintes, comme celle de l’Église, du pouvoir spirituel de l’Église. Mais il subsiste un lien entre les deux types d’écriture : la technique intellectuelle a été contrôlée par un pouvoir qui apparaît par moments comme foncièrement antinoétique, comme l’a été le pouvoir de l’Église face à Galilée par exemple, et comme peut l’être le capitalisme contemporain, farouche adversaire de l’individuation technique. Mais en même temps ce capitalisme a besoin de cette individuation, et certains acteurs du capitalisme d’aujourd’hui ne se considèrent pas du tout comme des adversaires de cette même individuation. Je me reconnais volontiers dans une filiation marxienne, mais loin de moi l’idée d’opposer Capital et Travail avec les méchants d’un côté, les gentils de l’autre ! Le système est beaucoup plus complexe, et ce même s’il faut constater des effets toxiques du Capital. (...)

Le pouvoir aujourd’hui c’est Google et d’autres sociétés du même genre. Elles, elles ne sont pas débordées, je peux vous l’assurer ! Vous l’êtes peut-être, je le suis peut-être, mais pas elles !
(...)

Nous devons certes poser la question du pouvoir, mais autrement. Tout à fait autrement. À cet égard, même Deleuze, Derrida, Foucault, ne l’ont pas posée justement, à mon sens. Ce n’est pas le pouvoir de l’État qui importe, c’est celui qui s’exerce sur l’écriture. Pour le coup, je mets ici Derrida à part, je lui dois évidemment tout ce que je pense sur l’écriture, mais Derrida lui-même n’a pas pensé véritablement le rapport du pouvoir avec l’écriture, car il pensait l’écriture comme archive, alors que pour ma part je la pense au sens courant, au sens vulgaire. L’écriture a été l’organe du pouvoir d’État, mais la grammatisation, à travers la machine-outil, aujourd’hui le numérique, est l’organe du pouvoir économique. Comprenez-moi bien. Je dis ici qu’il faut reconstruire un pouvoir qui ne soit pas qu’économique, il faut reconstruire un pouvoir qui soit noétique et politique. C’est ce que j’appelle, avec mon association, Ars Industrialis, la nécessité d’une nouvelle puissance publique. Mais il ne s’agit pas ici de reconstruire l’État. Je prône donc la reconstitution d’un pouvoir – que je ne vois pas comme ce qui va m’aliéner mais au contraire comme ce qui va rendre possible. Ce dans le cadre d’un nouveau processus d’individuation psychique et collective, ou plutôt dans le cadre d’une multitude de processus de cette sorte – à réinventer. (...)

sans droit positif, sans loi écrite, pas de démocratie. Or, pour qu’il y ait une loi écrite, il faut que les gens sachent lire et écrire, et pas seulement : qu’ils sachent interpréter et critiquer. Pour être capables de cela, ils doivent être formés, par conséquent la démocratie fait signe vers une formation démocratique. À ce stade, le numérique est évidemment une nouvelle forme d’écriture et entraîne donc un énorme processus de transformation de l’École. On peut se demander si elle va y survivre. Il existe aujourd’hui des projets de destruction de l’École... (...)

nous ne devons pas négliger les logiques de marché. Pour certaines personnes, le grand marché de demain c’est l’Éducation. L’École ne définit plus à elle seule le lieu de l’Éducation, d’autres lieux émergent. Je ne parle pas ici d’un projet machiavélique, les gens auxquels je pense croient souvent bien faire mais ils veulent liquider les structures, les institutions publiques, et laisser les choses se développer sur de tout autres bases. Dans cette perspective, on peut se référer par exemple aux projets des libertariens californiens. Ils sont, à l’heure où je vous parle, en train de créer une cité située hors des eaux territoriales des Etats-Unis à 22 kms de la Côte de San Francisco. Ils ont lancé un appel de fonds, ils cherchent quelques centaines de millions de dollars, pour créer cette cité flottante sur une énorme plate-forme pétrolière au large de la grande faille de la Californie. Hors des eaux territoriales américaines, ils font absolument tout ce qu’ils veulent, ils ne doivent d’impôt à personne, et ils rameutent les esprits les mieux formés de Stanford, de Berkeley, etc. Ce mouvement qui procède de l’idéologie libertarienne a ses pendants du côté de ceux qui veulent inventer une éducation sans École, pilotée par un marché lui-même appuyé sur une utopie technologique, et je ne dis pas « utopie » avec une connotation méprisante. Cette utopie est réfléchie par des personnes extrêmement intelligentes. Si le monde universitaire, scolaire, éducatif en règle générale, ne prend pas la mesure de ce qui se joue là, dans quelques années il sera trop tard. (...)

Mais comment résister au numérique dans la logique que vous décrivez ?

Il ne faut justement pas résister ! Il faut inventer. Quand on résiste on empile des sacs de sable pour empêcher l’eau de rentrer, ce qui ne fonctionne évidemment pas. On perd du temps, on se leurre, et l’eau rentre, il est trop tard. Non, apprenons à naviguer, à vivre autrement ! Montrons-nous plus intelligents. De façon plus précise, je crois qu’il est aujourd’hui indispensable que la puissance publique, la Commune, la Région, l’Etat, l’Europe, si ce n’est l’ONU, l’UNESCO, mais aussi des associations non gouvernementales, comme Ars Industrialis par exemple, et d’autres groupes reconnus d’utilité publique par l’État (dont je ne souhaite pas, au passage, le dépérissement), je crois indispensable que la puissance publique se pose très sérieusement la question de ce que le numérique fait, non pas à l’École, non pas à l’État, mais au savoir. (...)

Internet s’est implanté partout, en Amazonie par exemple, fonctionnant par groupes électrogènes, ou chez les Esquimaux qui l’utilisent pour défendre leurs droits, le monde entier navigue sur internet et donc sur Google. Aujourd’hui qui travaille sur ce processus dans le monde de la grammaire ? Qui, par exemple au jury d’agrégation de lettres classiques, a demandé aux grammairiens d’intégrer dans leur réflexion sur la grammaire contemporaine l’effet que produit indéniablement Google sur la langue ? Réponse : personne ! J’appelle ça l’incurie de la puissance publique ! Pendant ce temps, les libertariens américains développent leur projet d’écoles utilisant cette technologie, non pas d’écoles à proprement parler, mais de services d’éducation en ligne, privés, et ils vont gagner ! Sauf si, enfin, les professeurs, les inspecteurs, les ministres, les parents, les associations de parents d’élèves, les syndicats, parviennent à poser le problème comme il convient : il faut adopter le numérique dans le monde académique, adopter au sens que je donne à ce mot : individuer ; il faut s’individuer avec le numérique. (...)

Si la puissance publique au sens large, si les professeurs, les chercheurs, français, ne prennent pas la mesure de ce qui se joue là, à savoir que de grandes universités américaines publiques ou privées se transforment en éditeurs de savoirs, si cette puissance publique élargie ne répond pas avec un niveau d’exigence beaucoup plus élevé, on se retrouvera très rapidement dans la situation où l’éducation se fera en ligne par des voies similaires, et l’École se cantonnera à n’être qu’une garderie, ce qu’elle est déjà en grande partie. L’Université est en passe d’être une garderie pour jeunes chômeurs. (...)

La situation sera désespérée dans quelques années, il s’agit donc de se réveiller ! (...)

Le numérique nous oblige à repenser en totalité le rôle de la technique dans les formes du savoir quel qu’il soit. Le numérique constitue la forme de savoir technique la plus avancée, qui exige de notre part une espèce de « bond en avant » dans la reconception des formes du savoir, de l’épistémologie, des formes de pédagogie, du rôle de l’École, des institutions académiques, etc.