
La mystification des « propres de l’homme »
Car elle est au cœur de la bibliographie sur les primates, depuis les observations de Jane Goodall (qui dialoguait avec le public à l’avant-première de Chimpanzés) et des écrits de spécialistes, comme Pascal Picq, jusqu’à d’intarissables repiquages médiatiques. Et que disent-ils, par-delà leurs nuances ? (...)
Montrons bien la mystification. On croyait expliquer l’abîme entre eux et nous par des propres de l’homme individuel, or on n’en trouve guère, donc « la frontière s’efface ». L’explication supposée du fait ne tenant pas, le fait s’évanouit ! Cela s’appelle un sophisme. La vraie conclusion, Marx la donnait il y a bien longtemps : ce qui fait de nous les humains que nous sommes devenus, ce n’est pas en effet un propre « inhérent à l’individu pris à part », c’est « l’ensemble des rapports sociaux » (1) enracinés dans une activité que ne pratique absolument aucune espèce animale : la production sociale des moyens de subsistance. (...)
Ce qui fait frontière entre les grands singes et nous, ce n’est pas une série de propres individuels mais un gigantesque propre social : le cumul historique continu de productions collectives.
Pourquoi donc la primatologie semble- t-elle ne pas le voir ? C’est qu’elle est dominée par un dogme anglo-saxon : l’individualisme méthodologique, suivant lequel tout fait humain doit s’expliquer à partir de l’individu naturel, à l’exclusion de toute donnée supra individuelle. Voilà l’idéologie dans laquelle baigne le Chimpanzés de Disney, comme tant de films animaliers. L’attention va au côté naturel des choses, certes de première importance. Nous sommes originairement des animaux, grande vérité matérialiste ; les chimpanzés sont nos proches cousins, on le sait depuis Darwin ; et qu’il y ait chez eux des « germes » de comportements comme la confection d’outils, Marx le disait déjà en clair dans le Capital. Mais on laisse dans l’ombre tout l’autre côté, qui est décisif : ce qui a produit le passage d’Homo sapiens au genre humain civilisé, ce n’est pas la nature mais l’histoire sociale. (...)
derrière l’homme individuel, il y a cet invisible qui crève les yeux : le monde humain sans lequel en effet nous ne serions guère autres que les grands singes. Dans Chimpanzés, on nomme sans complexe « marteau » la simple pierre avec laquelle sont cassées des noix. On efface ainsi l’abîme entre un donné naturel grossièrement approprié à son usage par un singe et un outil au fort sens humain du terme, techniquement sophistiqué parce que socialement produit. A-t-on jamais vu un atelier chimpanzé d’écorçage de branchettes pour pêche aux termites ? Est ainsi escamoté tout uniment le propre de l’humanité.
Or, je n’invente pas, cet individualisme méthodologique est le soubassement majeur de l’idéologie libérale : la société ne serait qu’une somme d’individus aux comportements inscrits dans la nature humaine, laquelle commande un ordre social inchangeable. Voyez Chimpanzés : dans le groupe il y a des dominants et des dominés, et tous ne survivent qu’en pillant le voisin. Ainsi le capitalisme est-il dans l’ordre naturel des choses. (...)
Et quant à sauver les chimpanzés, urgente obligation, que faire ? En accueillir quelques milliers dans des réserves protégées ? C’est mieux que rien. Mais Jane Goodall le dit elle-même : le drame de fond, c’est la déforestation galopante qui détruit leur milieu naturel de vie. Or à quoi tient-elle ? À la pauvreté des peuples concernés, héritage colonial ravivé par la prédation économique de l’Afrique (l’A-fric...), et à l’exploitation forestière sans foi ni loi par des sociétés privées. Est-ce politiser abusivement que nommer la cause ? On ne sauvera pour de bon les grands singes, ce trésor de la nature, qu’en mettant à la raison la sauvagerie planétaire du capital. (...)