Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Slate.fr
Comment Sandrine Rousseau a réveillé la gauche
Article mis en ligne le 29 octobre 2021

Lorsque Yannick Jadot faisait valoir sa culture de gouvernement, la candidate écoféministe affirmait la crédibilité d’un grand récit, inclusif et dialogique.

Depuis combien de temps nous fait-on le coup de la modération à chaque élection ? Certains en disposeraient à gauche et seraient donc aptes à gouverner, d’autres en seraient incapables. Éternel cadrage du débat autour de la gouvernementalité néolibérale, et de la culture de gouvernement. Mais se modérer en démocratie, cela ne signifie pas faire preuve de modération, ce n’est pas une question de morale, mais de régie et même d’acoustique. Synchroniser les temps et les espaces du débat démocratique. La démocratie repose sur la faculté d’écouter, d’attendre, d’imposer l’attente, de suspendre les événements et non de les précipiter. C’est-à-dire l’inverse de ce que fait le marketing politique, qui cherche à capter l’attention, à dicter l’agenda, à faire rebondir l’intrigue, enfermer les audiences dans des engrenages récurrents activés par les algorithmes. (...)

Quelques jours avant l’annonce de la victoire de Jadot, le quotidien britannique The Guardian a qualifié l’irruption de la candidate dans la campagne de « choc politique » : « Elle affirme que, soit la France se dirige du côté de l’idéologue d’extrême droite Éric Zemmour, qui prépare une candidature basée sur l’anti-immigration,“ce qui signifierait se renfermer sur nous-mêmes, adopter une politique macho, raciste et anti-environnementale”, soit “nous choisissons la vision politique de respect, d’inclusion et d’écologie que je porte.” »

Car le grand mérite de Sandrine Rousseau, c’est d’avoir fait émerger un grand récit. Un récit inclusif, fédérateur, articulant des expériences minoritaires, apparemment éloignées les unes des autres, que l’extrémisme en vogue a pour vocation justement d’étouffer. Elle a démontré pendant sa campagne, sans avoir même à évoquer son auteur, que le racisme d’un Zemmour, son machisme légendaire, son pétainisme revendiqué, sa haine de l’autre, s’alimentaient à un même négationnisme (historique, climatique…). Car la xénophobie, la misogynie et le climatoscepticisme sont les rameaux d’une même vision du monde qui n’est pas conservatrice mais destructrice des corps, des ressources naturelles, des diversités. (...)

C’est le grand récit qu’a su imposer dans cette campagne Sandrine Rousseau : « Tout notre système économique, social, sociétal est fondé sur le triptyque “prenons, utilisons, jetons” : nous prenons, utilisons et jetons le corps des femmes, le corps des plus précaires, le corps des racisés. Nous ne voulons plus de cela, et c’est la révolution que je vous propose. »

Un grand récit qui pointe le cœur du mal et en fait le diagnostic, une société de prédation économique, industrielle, culturelle, sexuelle qui dévore les corps et leur milieu d’existence mais aussi les esprits, les désirs, et les imaginaires. La dévoration médiatique y est complice et congruente avec la crise écologique. Le contrôle des corps et des esprits passe par le contrôle du désir et du temps. Le maintien de cette forme de société prédatrice passe désormais via toutes sortes d’applications par le détournement de l’énergie libidinale des consommateurs vers la marchandise.

On a réduit le débat entre #Jadot et #Rousseau à des nuances programmatiques, des différences de tempérament entre le modéré et la radicale, le pragmatique et l’idéaliste voire l’irréaliste. Je préfère y voir une opposition entre deux types de crédibilité, Jadot faisant valoir sa crédibilité électorale mesurée par les sondages (avec la précision que l’on sait), sa culture de gouvernement, voire sa modération, Sandrine Rousseau affirmant pour la première fois à gauche, la crédibilité d’un grand récit. Lorsque l’un jouait de la modération, cherchant le plus petit dénominateur commun pour rassembler (électoralement), l’autre développait un récit inclusif, dialogique, entre des expériences de domination singulières mais qui se font écho.

Qu’est-ce que la politique sinon ce point de fuite où l’expérience des humains trouve son récit, un récit qui l’éclaire et en transmet les leçons. Ce sont des éclairs dans l’histoire, des moments de compréhension. Longtemps, c’est à gauche que l’histoire ou la politique sont devenues audibles et lisibles. Nul besoin de storytelling et de marketing pour cela. Récit d’émancipation. Récit de la science et de la raison. Révolution, avant-garde et clarté. (...)

Désormais, la gauche est en enfer. L’enfer de la gauche, c’est bien sûr le prix de son reniement au service du programme néolibéral, sanctionné par une succession de défaites et de renoncements. Mais l’enfer de la gauche peut être comparé à l’enfer des bibliothèques : c’est celui des voix interdites, des récits oubliés, des paroles errantes qu’elle a refoulées…

Toutes les histoires, celles que nous racontons et celles que nous entendons, celles qui sont inaudibles ou interloquées, marquées du signe « pause », tremblées, dans la conscience de l’époque, les histoires des femmes et des hommes racisés, des corps violentés, les récit des minorités qui commencent à se frayer un chemin dans la littérature, à travers le rap et le slam, mais aussi le récit inaudible des ouvrières dans les sweatshops d’Indonésie ou les voix américanisées des standardistes dans les call centers indiens, la voix multiple et polyglotte des multitudes unifiées de force par le capital financier.

Toutes ces voix qui se cherchent dans le chaos des pratiques discursives sur internet sans faire récit, c’est à la gauche de les accueillir, de les rassembler. (...)

Une gauche acoustique que la campagne de Sandrine Rousseau a réveillée.