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Comment Total et ses sous-traitants exposent leurs ouvriers à des produits toxiques en toute connaissance de cause
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Article mis en ligne le 6 décembre 2017

Après cinquante ans d’exploitation du gaz sur la zone industrielle de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, Total dépollue les sols avant son départ définitif. Lorsqu’un terrain est vendu, les entreprises sous-traitantes excavent des tonnes de terres gorgées de métaux lourds et de produits toxiques. Sous pression, certaines d’entre elles se passent de toute mesure visant à protéger leurs ouvriers. Sans que Total s’en émeuve. L’un d’eux se démène depuis cinq ans pour faire reconnaître son exposition, ne trouvant que peu d’appui du côté des institutions. Récit du parcours de ce lanceur d’alerte.

Soudain, nauséeux et en sueur, le pelliste se sent mal. Il descend de son engin, se dirige vers la sortie, passe devant ce tas de terre, dont l’odeur est décidément insupportable. Tandis qu’il est pris de violents haut-le-cœur, une certitude s’installe en lui et ne le quittera plus : il a été empoisonné pendant des années.

Surnommée le « Texas béarnais », la plateforme de Lacq, exploitée par la compagnie pétrolière Total, a fait travailler près de 8000 personnes pour extraire jusqu’à 33 millions de m3 de gaz par jour. A l’époque, les impératifs environnementaux étaient inexistants. « Quand on avait de l’huile sur les mains, on les nettoyait avec du toluène [un solvant à base d’hydrocarbure très toxique pour l’être humain], se souvient Patrick Mauboulès, secrétaire CGT de la filiale de Total TEPF et membre de l’association environnementale Sepanso. En chargeant et déchargeant les wagons sur la plateforme de Lacq, il arrivait qu’on renverse des produits sur le sol. Des fois du styrène, des fois du benzène, ou des boues d’hydrocarbures... »

Métaux lourds, cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques
Désormais, les gisements sont quasiment épuisés. Le soufre qui sort des derniers puits est utilisé par certaines industries chimiques pour fabriquer des engrais, des produits pharmaceutiques, cosmétiques ou phytosanitaires. L’heure est à la remise en état et à la dépollution du site. C’est à ces diverses tâches que l’ouvrier trentenaire s’est attelé depuis dix ans, employé par l’entreprise Marsol, l’un des nombreux sous-traitants qui interviennent sur le site pour le compte de Total exploration production France (TEPF), la filiale de Total qui exploitait le gisement de gaz.

Thibaut Moncade a été licencié pour inaptitude en 2015, et a depuis épuisé ses droits au chômage. Il cherche un emploi et vit grâce au salaire de sa femme, enseignante. Comment en est-il arrivé là depuis ce jour d’août 2012 où il s’est senti malade ? (...)

« Je me demande comment j’ai pu me faire avoir à ce point »
À son retour à Lacq début août, il fait enfin le lien entre ce tas de terre et ses symptômes. Quelques jours plus tôt, il a suivi une formation à la sécurité avant de commencer ce nouveau chantier sur la plateforme. Pour la première fois en dix ans, on lui explique que le sol de la plateforme de Lacq est chargée de métaux lourds et de pléthores d’autres produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Surtout, on lui dit que travailler au contact de ces polluants nécessite de porter une tenue d’astronaute. Autant de combinaisons, masques, bottes et gants dont il n’a jamais vu la couleur. Sur chaque chantier, lui et ses collègues ne sont vêtus que d’un casque et d’un bleu de travail.

Lorsqu’il sort de cette formation, l’heure est encore à l’insouciance. (...)

Sur le terrain, une trentaine d’ouvriers, dont Thibaut Moncade, se croisent mais ne se connaissent pas. Ces petites mains excavent la terre sur plusieurs mètres de profondeur à l’emplacement de la future usine Toray, et la stockent en tas à l’air libre. De novembre 2011 à fin février 2012, son équipe creuse des tranchées en bordure du terrain afin de repérer et condamner les réseaux de canalisations. Le mot « dépollution » n’est jamais prononcé pendant ces quatre mois de chantier, mais les ouvriers témoignent de l’odeur écœurante que dégage la terre gorgée d’hydrocarbures, dont les reflets irisés la teintaient de bleu, de jaune, ou de violet.

Suite à sa prise de conscience, le premier réflexe de Thibaut Moncade est de se procurer le plan de prévention du chantier, établi dès qu’une entreprise sous-traitante effectue des travaux sur le site d’une autre société. Chaque entreprise y consigne les risques associés à son activité et les mesures de prévention à mettre en œuvre pour protéger les travailleurs. Mais au début du chantier, le conducteur de travaux se contente de lire aux salariés les risques de sa propre entreprise – accident de la route, éboulement, chute de pierre – et élude la partie concernant les risques associés au site de Lacq. Y figurent pourtant noir sur blanc les risques d’exposition aux hydrocarbures, aux solvants et à des CMR, ainsi que les équipements de protection individuels que les salariés auraient dû porter.

Les employeurs « savaient depuis le début »
À la lecture du document intégral, Thibaut Moncade sent la moutarde lui monter au nez. « Tout le monde savait depuis le début. » (...)

Cependant, entre les missions du médecin du travail qui suit les salariés de Marsol, celles du médecin du travail de la filiale de Total et celles des deux employeurs, l’imbroglio d’interlocuteurs transforme souvent le parcours de santé de chaque travailleur sous-traitant en parcours du combattant, confronté à des négligences plus ou moins volontaires. Les examens permettant de contrôler que les salariés sont bien à l’abri d’une contamination par les produits toxiques étaient exceptionnels. (...)

L’ancien pelliste en est certain, il est tenu dans l’ignorance. Anxieux, il en parle autour de lui et s’aperçoit qu’il n’est pas le seul à constater un manque de sécurité sur le site. Les plateformes du bassin de Lacq comptent 21 entreprises classées Seveso, pour lesquelles 70 entreprises sous-traitantes interviennent notamment sur les activités dangereuses, comme la dépollution, la maintenance des sites et les opérations de nettoyage industriel. Ces ouvriers évoquent des installations vétustes, des charpentes en acier rongées par la pollution, des vannes de sécurité rouillées, des tuyaux en plastique trop vieux. Lorsqu’ils le peuvent, ils préfèrent travailler ailleurs.

Une justice qui ne protège pas
Ayant épuisé tous les autres recours pour obtenir un document récapitulant les périodes où il a été exposé aux CMR et agents chimiques dangereux, Thibaut Moncade lance une procédure aux prud’hommes. « Si demain j’ai un cancer, ou que dans dix ans la science déclare que la sclérose en plaques vient de tel produit, j’aurai une preuve », explique-t-il, fébrile. Cependant, les juges ne l’entendent pas de cette oreille. Son employeur, Marsol, remporte le procès en première instance, puis en appel.

« Cette décision est totalement incompréhensible », s’étonne Alain Carré, médecin du travail retraité responsable d’une consultation de suivi post-professionnel et vice-président de l’association Santé et médecine du travail (SMT), qui a pris connaissance des conclusions de première instance. (...)

Les ordonnances Macron vont rendre invisibles ces pénibilités

La réforme du code du travail en cours en France va balayer ces dispositifs. Les ordonnances voulues par Emmanuel Macron prévoient de faire disparaitre la traçabilité de la pénibilité liée aux agents chimiques dangereux. Trop complexe, selon le gouvernement. Résultat d’une série de modifications du code du travail, ce dernier coup de grâce rendra les expositions professionnelles des salariés invisibles.

De son côté, Thibaut Moncade a déposé son dossier en cours de cassation, sans grand espoir. Il cherche un emploi dans une toute autre branche, conscient qu’aucune entreprise locale de BTP ne lui ouvrira ses portes. (...)

la filiale de Total est responsable de la sécurité sur le chantier et doit s’assurer que les équipements de protection étaient portés par les sous-traitants. « Ils ont le pouvoir et l’obligation d’arrêter les travaux dès lorsqu’ils constatent que les mesures de prévention ne sont pas respectées », déclare Gérald Le Corre, inspecteur du travail et syndicaliste. Or sur le chantier en question, le niveau de protection des salariés semble dépendre de la bonne volonté de chaque entreprise sous-traitante. (...)