
… et se contente de lui emprunter son irrationalité.
Dans un article paru sur son site le 3 mai 2013, le journal Le Monde prétendait découvrir – à l’aide d’un sondage réalisé par le think-tank britannique Conterpoint – que « la moitié des Français croient aux théories du complot ». Or, à y regarder de plus près, on peut se demander légitimement ce qui a poussé le quotidien à diffuser les prétendus constats tirés d’un tel sondage – avec toute l’emphase qui sied aux pseudo-découvertes, puisque le journal se gargarise d’avoir « la primeur » de cette « étude » –, au prix d’une absence évidente de rigueur intellectuelle. (...)
Pour parvenir à une telle « découverte », les concepteurs du sondage ont agrégé l’ensemble des réponses positives à l’énoncé suivant : « en réalité, ce n’est pas le gouvernement qui dirige le pays, on ne sait pas qui tire les ficelles ».
Quand la réponse est dans la question… (...)
on peut se demander si les théoriciens les plus classiques du pouvoir – de Max Weber à Pierre Bourdieu en passant par Nicos Poulantzas, Norbert Elias, Michel Foucault ou Charles Wright Mills – ne pourraient pas, selon cette logique illogique, être considérés comme des « adeptes des théories conspirationnistes », puisque leur travail a consisté précisément à proposer une compréhension théorique plus complexe de l’exercice du pouvoir dans les sociétés modernes, et à contester du même coup le fait que cet exercice se ramènerait au simple « gouvernement qui gouverne ». (...)
De même, la plupart des travaux menés depuis plusieurs décennies en science politique, notamment en sociologie de l’action publique [3], ont cherché à mettre en évidence la multiplicité des réseaux d’acteurs impliqués dans l’action publique, en contestant une approche « top-down » (de haut en bas, du gouvernement vers le citoyens, de l’Etat vers la société civile) qui ramène les politiques publiques à la simple mise en œuvre d’orientations décidées – souverainement, publiquement et solitairement – par les gouvernements en place. Conspirationnistes eux-aussi ? (...)
difficile de nier le fait que la finance exerce un pouvoir réel sur les politiques économiques menées et une influence notable sur le devenir des sociétés contemporaines. Nier ce pouvoir et minimiser cette influence, c’est pourtant une des extrémités irrationnelles auquel conduit ce sondage, laissant entendre que 75% des Français auraient succombé aux « théories du complot ». (...)
À ce jeu, la traque et la critique du conspirationnisme ne risquent-elles pas de se rapprocher de ces « théories » que l’on prétend traquer ou dont on entend critiquer l’influence ? Plus encore, quelle est la fonction implicite d’une telle critique, sinon la mise en scène d’un clivage binaire entre des individus qui sauraient ce qu’il en est de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés – journalistes, experts, savants, etc. – et d’autres qui, abusés par les « théories du complot », seraient nécessairement dépourvus de toute compréhension un tant soit peu rationnelle du monde qui les entoure ? (...)
cette critique néolibérale a précisément pour effet de noyer les rapports de pouvoir et de domination dans les mécanismes impersonnels de marché, et de nier l’existence de stratégies collectives et de luttes visant à orienter, voire à monopoliser, l’exercice des pouvoirs (politiques, économiques, culturels, médiatiques, etc.)