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Mediapart
Comment des fonds publics européens financent des marchands d’armes français
Article mis en ligne le 18 mars 2022

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les appels à construire enfin une « Europe de la défense » se multiplient. Un rapport publié ce jeudi par des organisations non gouvernementales rappelle que la coopération entre États européens sur les questions militaires ressemble surtout, pour le moment, à une « Europe au service des marchands d’armes ».

(...) une Europe des marchands d’armes, dans laquelle les industriels du secteur orientent les politiques de défense, reçoivent des financements de la part d’institutions qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer, et engagent l’ensemble du continent – sans que les citoyen·nes n’aient leur mot à dire – dans une nouvelle course aux armements qui pourrait changer la face de la guerre dans les siècles à venir. (...)

Rédigé par le Réseau européen contre le commerce des armes (ENAAT, qui regroupe une vingtaine d’ONG à travers le continent) et un think tank néerlandais (le Transnational Institute), ce rapport -ici en pdf - retrace la manière dont ont été utilisés les 576 millions d’euros alloués ces dernières années à deux programmes européens de défense. (...)

Depuis 2017 en effet, l’Union verse de l’argent à des industriels de l’armement à travers deux programmes, aux noms austères et kilométriques : l’Action préparatoire sur la recherche en matière de défense (PADR) et le Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (EDIDP). C’est la première fois dans son histoire que l’Union investit une partie de son budget dans des projets militaires – un tournant déjà dénoncé à l’époque par des ONG opposées au commerce des armes.

Les auteurs du rapport ont pu retracer la destination d’environ la moitié de ces 576 millions d’euros. L’autre moitié reste un point aveugle : pour 33 des 62 projets financés, il n’existe pas d’informations détaillées sur l’identité des bénéficiaires et/ou la répartition des financements obtenus – un problème de taille, s’agissant de fonds publics.

Où est allé l’argent qu’il est possible de retracer ? Ces fonds, concluent les auteurs de l’étude, ont surtout bénéficié à de grands groupes, en particulier français ; ils serviront en partie à développer des armes qui posent des questions éthiques et de conformité au droit international.
La France, principale bénéficiaire

La France capte à elle seule près de 30 % de ces fonds. Plus largement, les quatre États européens ayant les plus importantes industries d’armement – l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne – touchent une écrasante majorité (68,4 %) de l’argent de ces programmes.

Des résultats en contradiction avec les promesses de la Commission européenne sur le fait que ces fonds s’adresseraient « à tous les États membres et aux entreprises de toute taille ». Le ministère français des armées, lui, assume (...)

Si Europe de la défense il y a, ce sera donc sans doute surtout une Europe des « grands » États membres… et des multinationales. Les principales entreprises bénéficiaires sont en effet de puissants groupes industriels : Safran, Thales, Airbus, Leonardo (Italie), Indra (Espagne)... (...)

Symbole d’un système qui fait la part belle aux lobbies, certaines de ces entreprises ont participé aux travaux qui ont conduit à la création de ces programmes de financement (le PADR, l’EDIDP et le Fonds européen de défense qui va prendre leur suite). Neuf des seize membres du « Groupe de personnalités » de l’UE qui a préconisé leur création étaient « affiliés à l’industrie de l’armement », dénombrent ainsi les ONG autrices du rapport. Huit des entreprises avec lesquelles ces experts avaient des liens économiques (dont Airbus, BAE Systems ou MBDA) ont reçu de l’argent des fonds qu’elles avaient donc contribué à créer – pour un montant total de 86 millions d’euros, soit 30 % de leur enveloppe totale. (...)

Pousser à la mise en place d’institutions qui vont in fine vous octroyer des fonds publics ? C’est, semble-t-il, le genre de choses que peuvent faire des sociétés qui dépensent jusqu’à 1,5 million par an de frais de lobbying à Bruxelles.

Nombre de ces industriels de l’armement sont par ailleurs en (très) bonne santé financière, et ont vu la guerre en Ukraine augmenter encore leurs perspectives de profits. (...)

La coopération européenne ainsi « motivée » pourrait bien déboucher sur des monstres de technologie et de destruction. (...)

« Les nouveaux canons basés sur des systèmes laser et électromagnétiques peuvent être particulièrement problématiques », relèvent les auteurs du rapport. En raison de leur caractère « rapide, silencieux et (dans certains cas) invisible », ces armes présentent « un risque important d’être utilisées pour commettre des violations des droits humains et des attaques contre les civils ». (...)

Les drones de combat et autres systèmes « sans équipage » ne posent pas moins de questions éthiques : la distance et la déconnexion qu’ils génèrent « crée[nt] un environnement dans lequel il est plus simple de commettre des atrocités », résument les ONG. Quant aux projets utilisant l’intelligence artificielle, également nombreux à être financés par ces fonds, ils présentent des risques dus au fait qu’en l’état actuel de la recherche « on ignore encore dans quelle mesure les armes “intelligentes” sauraient faire la différence, dans une situation de guerre, entre des civils et des combattants armés ».

L’introduction de l’intelligence artificielle dans les systèmes d’armement et le développement d’armes autonomes sont régulièrement présentés comme la troisième révolution en matière d’armement, après la poudre et l’arme nucléaire. En raison des risques qu’elles représentent, nombre de scientifiques plaident pour leur interdiction. Le ministère français des armées ne partage manifestement pas ces inquiétudes, estimant qu’il existe « peu de projets, aujourd’hui, qui ne comportent pas un volet “intelligence artificielle” » et que « cela n’est pas contraire au droit international ».
Faibles contrôles éthiques et juridiques

Les contrôles appliqués par l’Union européenne pour approuver le financement de ces armes létales, qui prennent principalement la forme d’un exercice d’autodéclaration de la part des postulants, « ne respectent pas les normes juridiques et éthiques les plus élémentaires », estiment par ailleurs ENAAT et Transnational Institute.

À long terme, les armes ainsi développées seront probablement exportées, y compris vers des pays particulièrement peu soucieux de droits humains, comme cela est déjà le cas. (...)

Est-ce là le chemin que va prendre l’Europe de la défense tant invoquée ces dernières semaines ? Les années à venir le confirmeront ou l’infirmeront : ces 576 millions d’euros ne sont qu’un avant-goût des futurs financements européens à destination de fabricants d’armes. Au PADR et à l’EDIDP va succéder un Fonds européen de défense d’une dotation, lui, de 8 milliards d’euros.

Quelques chercheurs et activistes tentent, tant bien que mal, de rappeler qu’une autre trajectoire est possible. (...)

Bram Vranken, auteur d’un rapport très documenté sur le lobbying de la défense pour l’ONG belge Vredesactie :

« Plutôt que d’augmenter les budgets militaires, une autre réponse aurait pu être d’investir massivement dans les énergies renouvelables – ce qui aurait affecté le budget militaire de la Russie et peut-être réduit les possibilités pour la Russie d’envahir l’Ukraine, avance-t-il. La guerre aurait pu être l’occasion de s’interroger sur ce que signifie être en sécurité – qui n’est pas qu’une question militaire. » Le débat, légitime, semble pour l’heure largement inaudible.