
(...) Émilie [1] a fait appel à l’émission de TF1 « Tous ensemble ». Un programme où l’animateur recrute des artisans et bénévoles pour retaper la maison d’une famille en difficulté. Mais l’envers du décor inquiète : travaux bâclés à cause de l’urgence, aucune prise en compte de la consommation énergétique, organisation défaillante... A cause de leur participation à l’émission, Émilie, son mari et leurs quatre enfants ont connu une grande souffrance, pendant plusieurs années. « Je souhaite témoigner pour prévenir ceux qui veulent faire appel à l’émission et qui ne connaissent pas l’envers du décor. Tout ce qui est fait n’est que fumée. Et quand le voile s’estompe, c’est le désastre ! », explique cette mère de famille, qui souhaite rester anonyme.
Émilie a candidaté plusieurs fois pour l’émission, en laissant un message sur un répondeur. « Quand on les appelle, c’est qu’on est dans la détresse la plus totale », explique-t-elle. Six mois plus tard, elle est contactée par la production. Sa famille correspond au profil recherché : des conditions de vie très dures, une maison mal isolée qui aurait grandement besoin de travaux, des enfants en bas âge, un mari malade. La production demande alors des attestations médicales, réalise une enquête de voisinage et auprès de la famille, vérifie les déclarations, réclame des attestations de ressources, des documents administratifs. Et deux mois plus tard, tout s’accélère.
Priorité à l’émotion
« Un matin, à 9 heures, les caméras ont débarqué. On nous a envoyé chez des voisins le temps de filmer la maison. Les équipes repartent puis reviennent. Dans l’après-midi, l’animateur de l’émission, Marc-Emmanuel, sonne à la porte. On vous conditionne jusqu’à son arrivée. Quand il arrive, vous craquez, vous pleurez. Tout est fait pour l’audimat. On refait les prises vidéos quatre ou cinq fois, on vous demande de raconter encore et encore votre histoire. Les scènes s’enchainent : « On coupe, on reprend, on coupe ». J’avais l’impression d’être dans un téléfilm. Ils vous parlent de proches qui sont morts, juste avant de vous mettre devant la caméra, ils vous font pleurer. Ce que vous voyez à la télé, ce n’est pas du tout ce que vous ressentez, ce que vous êtes.
A son arrivée, Marc-Emmanuel nous dit : « Vous avez dix minutes pour prendre vos affaires. Nous déménageons tout ce soir ». Personne ne nous explique pour combien de temps nous partons. Une semaine ? Deux semaines ? Comment est-ce possible de s’organiser en 10 minutes, avec quatre enfants, sans savoir pour combien de temps vous quittez votre maison ? On nous laisse dans le flou le plus total. Finalement, ce sera trois semaines, pendant lesquelles nous n’aurons pas le droit de revenir dans le village. Ni à l’école, car on peut apercevoir la maison depuis l’établissement. On nous a envoyé dans un hôtel, à 30 kilomètres de chez nous. Nous n’avons qu’une seule voiture, mon mari en avait besoin pour aller travailler, et il n’y avait pas d’école sur place. Mes enfants ont fait l’école buissonnière pendant deux semaines. L’organisation a été très difficile !
Après notre départ, l’équipe prend possession de la maison. Nos affaires sont mises dans un camion de déménagement. Quand on regarde l’émission, on voit des gens qui prennent soin des affaires que vous chérissez, qui aident par générosité, qui ont le cœur sur la main... Mais beaucoup de nos affaires ont disparu ou ont été cassées. (...)
Le jour de l’arrivée de l’équipe de la production, nous avons signé des papiers, des autorisations de diffusion des images vidéos. Mais était-ce seulement cela ? Je n’ai pu lire que la première page. Il y avait quinze pages à parapher, pour chaque membre de la famille. Sans que l’on puisse faire des recherches sur internet pour essayer de comprendre de quoi il s’agissait. On est timide, on se laisse impressionner. Et puis ils ont fait tant de kilomètres pour venir nous aider... Je n’ai pas pu garder ces documents, ils ont tout repris. Je n’ai aucune garantie, aucune attestation prouvant que l’émission est bien passée chez moi !
Des travaux bâclés dans l’urgence
On nous a demandé nos préférences, nos goûts, nos souhaits. Mais la production n’en a pas tenu compte. Résultat, une surprise très décevante. Ils nous ont remis les clefs dans la nuit, vers trois heures du matin, nous étions fatigués. Il y avait des projecteurs partout pour mettre en évidence la maison... et pour masquer les défauts ! On est ébloui. Quand on reprend ses esprits, on réalise que certaines choses ne sont pas terminées. (...)
A la fin, tout le monde vient vous dire « bravo ». On doit répondre : « Merci pour cette nouvelle vie ! »... Deux jours avant, la production vous demande d’écrire un petit discours simple de remerciement, on vous dit ce que vous devez écrire et apprendre par cœur. Puis l’équipe de production, les bénévoles, rentrent chez eux. Et c’est là que commencent les problèmes... (...)
Nous voulions une maison chaleureuse, ils ont préféré des couleurs neutres, froides. Ils s’étaient engagés à faire une chambre pour chacun de mes enfants et n’ont pas respecté leur promesse. Notre magnifique cheminée, payée à crédit, a été cassée. Je leur avais pourtant dit que j’y tenais... Elle a été remplacée par des radiateurs électriques. Avant, nous avions une petite facture d’électricité, avec un chauffage de 2000 Watts et une cheminée, alimentée par du bois que nous récupérions en forêt. Nous sommes passés de 800 euros par an d’électricité – sans isolation sous le toit et avec un trou dans le plancher – à 3000 euros par an, avec l’isolation refaite. Nous utilisions aussi la cheminée pour cuisiner : je faisais cuire les pizzas au feu de bois, pour faire des économies.
Quand nous nous sommes installés dans cette maison, nous avons passé six mois sans eau, sans électricité, avant que mon mari ne puisse commencer les gros travaux, car il travaillait. Nous allions au lavoir pour la vaisselle, pour le linge. L’hiver, il fallait casser la glace... Puis nous avons eu l’électricité et l’eau. De l’eau froide d’abord, pendant trois ou quatre mois, puis de l’eau chaude. Pendant quatre ans, j’ai lavé le linge et la vaisselle dans la baignoire. Après avoir vécu quatre ans sans gazinière, nous en avions acheté une six mois avant les travaux. Nous avons attendu quatre ans pour avoir trois sous à dépenser pour améliorer un peu la situation. Cela restait précaire. Je pensais que mes enfants iraient mieux après le passage de l’émission, mais je me suis trompée. (...)
Notre maison appartient aux téléspectateurs et aux voisins
Après l’émission, des curieux viennent voir la maison, regardent par les fenêtres, sonnent à la porte. Cela leur semble normal : « J’ai participé à l’émission, à la rénovation, j’ai le droit de visiter ». Notre maison est devenue un site touristique ! Au début, on en rit, mais au bout d’un an, on n’en peut plus ! Nous n’avions plus d’intimité. J’ai dû repousser des gens de chez moi en les tirant par le bras. (...)
Tout cela est un stress quotidien, sans compter les critiques, la jalousie que cela suscite. Je n’en pouvais plus. Nous étions traités comme des parias dans le village. Tags, jet d’ordures, crottes d’animaux sur les murs, crachats, insultes, javel dans nos fleurs, gerbe mortuaire devant la porte... Cela a duré deux ans. Même à l’école, ce fut l’angoisse, le mépris ou la violence des profs ou des élèves envers mes enfants. Pourquoi toute cette haine, cette jalousie ? Parce que j’ai demandé de l’aide ? L’émission ne nous a pas offert une maison gratuite : nous avons un crédit sur 30 ans !
Mes enfants ont énormément souffert. L’un d’eux a fait une anorexie mentale, après avoir été frappé et humilié par un adulte. Un autre de mes enfants a fait de la boulimie. Mon mari est tombé en dépression. Cela a été très dur. Nous avons dû quitter cette maison en urgence, à cause de la santé de mes enfants et de mon mari, et des factures d’énergies que nous n’arrivions plus à payer. C’était une question de vie ou de mort.
Nous nous sommes résignés à vendre cette maison du malheur… Une vente à perte. (...)
De plus en en plus de plaintes contre l’émission
Plusieurs familles ont récemment manifesté leur mécontentement, après leur passage dans l’émission [2]. Toutes décrivent des travaux bâclés, et un décalage entre ce qui est montré à l’écran et la réalité. (...)
L’émission a déjà rénové 190 maisons, et réalise régulièrement des records d’audience. « TF1 donne son feu vert pour chaque cas que nous leur proposons. Nous faisons une émission à la fois pour aider, mais il faut aussi que cela fonctionne [d’un point de vue télévisuel]. On filme les réactions des gens, ce n’est pas nous qui leur demandons de pleurer, on n’appuie pas sur un bouton pour qu’ils pleurent », décrit Florence Chalom. « Je continuerai à produire cette émission qui cartonne, prévient Julien Courbet. C’est la seule que je regarde sans me lasser, devant laquelle je pleure à chaque fois et que je montre à mes enfants en leur disant : “Tu vois, papa quand il va se coucher, il va être fier de lui.” » Le spectacle doit-il primer sur le professionnalisme, sur le respect des personnes aidées ?