
La justice française est classée 37esur 43 pays européens derrière l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ)
La France est le pays développé où les lois sont les plus nombreuses (Pascal Baudry, Français Américains. L’autre rive, Pearson/Village Mondial, Montreuil, 2007, p.122-125). Voilà qui me donnait du baume au cœur au moment même où je quittais UBS en février 2012, il y a déjà neuf longues années. Avec un tel nombre de lois, de règles et de règlements, la corruption n’a pas de place chez nous, UBS sera condamnée dans l’année, pensais-je alors très naïvement. Quand on élève des enfants en leur inculquant un certain nombre de valeurs, on a du mal à anticiper que le respect du droit et de notre Constitution n’est pas inscrit dans l’ADN des gens très diplômés que l’on va affronter. Ma confiance dans le monde de l’entreprise étant alors ébranlée, je me suis tournée vers la justice sans m’imaginer que, hélas, treize années après avoir déposé une plainte contre UBS pour des motifs liés au démarchage de ses banquiers suisses incitant à l’évasion fiscale de certains des clients de la banque et à l’évasion fiscale en découlant, l’affaire UBS ne serait toujours pas réglée sur le plan pénal... en 2021.
La justice est au cœur de tous les dossiers puisque toute action repose sur l’équité, sur le jugement d’une partie. Mais la justice obéit-elle à la vérité ? Est-elle en place pour protéger les citoyens ? La justice est-elle éthique ? Pour défendre quels types d’intérêts les avocats ont-ils prêté serment ?
Les lanceurs d’alerte se tournent vers la justice avec la même confiance que les malades se tournent vers leur médecin, avec la certitude de réussir là où tous les éléments de preuve leur donneront raison. Ils sont persuadés que la justice les indemnisera des préjudices subis, des pressions exercées puisqu’on ne fait que nous répéter que nous avons la chance de vivre dans le pays des droits de l’homme, celui de la liberté d’expression.
Désemparés. Les lanceurs d’alerte le sont quasiment tous. Ces femmes et ces hommes, qui ont agi avec leur conscience, font face à une violence qu’ils n’avaient pas calculée au départ. La durée des procédures lamine ceux qui veulent simplement défendre leur loyauté. Ils attendent simplement d’avoir officiellement raison de dénoncer des activités illégales, illicites ou non éthiques, injustes, souvent cautionnées au plus haut niveau de l’État.
Plusieurs lanceurs d’alerte interrogés pour la rédaction de cet ouvrage sont unanimes : si les lois de la République étaient correctement appliquées, nous n’aurions jamais connu nos vies de « lanceurs d’alerte », nous aurions été protégés en tant que témoins, plaignants et / ou victimes parfois. En un mot, une loi de protection est bienvenue, mais sera-t-elle appliquée et comment le sera-t-elle dans les faits ? (...)
Il a fallu attendre la fin de l’année 2013 pour qu’une loi commence réellement à protéger les lanceurs d’alerte et que le grand public prenne conscience des risques encourus par ces témoins. (...)
Mais la qualification de « lanceur d’alerte » dans la mémoire collective ne remonte qu’à 2014 dans notre pays.
Le sujet serait-il donc politique et non judiciaire pour que les citoyens ne soient pas protégés alors qu’ils dénoncent des dysfonctionnements concernant le bien commun ? (...)
n’oublions pas que toute loi, y compris la loi Sapin II, n’est pas rétroactive même si les procès ont et auront lieu après la promulgation de ladite loi.
Lors de mon audition à l’Assemblée nationale en 2016 par Sébastien Denaja, rapporteur du projet de la loi Sapin II, et Sandrine Mazetier, députée de Paris, j’ai expliqué face aux caméras de la télévision allemande présente dans la salle d’audience, que la seule action qui puisse aider le lanceur d’alerte en matière de protection est l’alerte externe à l’entreprise. Car le déontologue, le directeur juridique ou les autres personnes clefs identifiées par la direction pour recueillir l’alerte sont des membres des comités de direction. Elles ne peuvent pas, par définition, être juge et partie, elles ne peuvent défendre leur poste et la vérité émanant d’un collaborateur, à moins qu’elles ne fassent preuve d’un formidable courage et d’une intégrité que très peu ont eus jusqu’à présent. Il conviendrait, si le canal interne était choisi, d’au moins doubler cette alerte aux élus de l’entreprise dont le rôle est de défendre l’intérêt des salariés et d’impliquer directement les inspecteurs du travail dans ces processus d’alerte. On sait par ailleurs que le nombre d’alertes externes est huit fois plus important que le nombre d’alertes internes à l’entreprise. Enfin, si les associations et syndicats avaient eu le label « lanceur d’alerte », ils auraient pu protéger l’anonymat de ceux qui détiennent des informations.
L’une des questions qui se pose est notamment d’avertir en priorité son supérieur hiérarchique direct. Mais que faut-il faire lorsque le supérieur hiérarchique est celui qui demande, par exemple, d’effectuer un acte pénalement répréhensible ? Comment le collaborateur peut-il être protégé ? Cette question se pose dans le privé mais aussi dans le secteur public. (...)
Comment ne pas arriver à la conclusion que le problème, en France, n’est pas la loi, qui est extrêmement détaillée, mais l’application, les subtilités et les complexités de la loi ? La loi serait-elle à géométrie variable, "selon que vous serez puissant ou misérable" ? Lorsque l’on sait que certains hauts magistrats français sont visés par une enquête pour avoir menti à l’Assemblée Nationale sur les obstacles à l’indépendance judiciaire, on peut penser que les choses n’évolueront que grâce à l’éveil des consciences des citoyens, tant redouté par Zbigniew Brzezinski, qui fut conseiller à la sécurité nationale du Président américain Jimmy Carter.
La loi Sapin II et l’entreprise
La loi Sapin II fait état de la possibilité pour l’entreprise de négocier une amende sans reconnaissance de sa culpabilité. Les supporters de cette loi affirment qu’il vaut mieux récupérer quelques sous lors d’une négociation plutôt qu’aller vers des procès très longs qui peuvent se conclure par un non-lieu. Ce mécanisme est inspiré du système américain, où les négociations sont monnaie courante. (...)
Les intérêts des citoyens français auraient-ils véritablement protégés en cas de négociation ? (...)
Si la banque UBS a préféré être renvoyée en correctionnelle, c’est qu’elle y trouvait forcément un intérêt. UBS déclare d’ailleurs qu’elle utilisera tous les recours possibles et nécessaires pour faire valoir ses droits. Nous serons bientôt fixé, le procès en appel aura lieu à Paris en mars prochain.
La loi Sapin II exige par ailleurs qu’à partir du 1er janvier 2018, toute entreprise de plus de 50 collaborateurs ainsi que les mairies et collectivités territoriales dépassant certains seuils aient mis en place une procédure sécurisée de recueil des alertes internes signalées par les salariés et les collaborateurs extérieurs. Cela étant, nous avons appris que les entreprises n’ayant pas mis en place des recueils d’alerte ne subissent aucune sanction (...)
Complexité du droit et de sa pratique
Quasi impossible de se défendre seul(e) que ce soit au Tribunal Administratif, au Tribunal de Police, au Tribunal des Prud’hommes ou encore au Tribunal de Grande Instance. Écrire une plainte argumentée sur l’évasion fiscale en tant que citoyen est compliqué, il faut au moins citer les articles de lois expliquant le délit. Il faut être hautement qualifié pour maîtriser l’art de s’y retrouver en justice ; nous savons tous aujourd’hui pourquoi elle est l’arme favorite de nos adversaires. (...)
Il faut être mentalement très fort. Chacun de ceux que j’ai rencontrés était novice en la matière. Les lanceurs d’alerte sont arrivés au tribunal exactement comme un tout jeune sportif de haut niveau entre dans une arène lors de sa première compétition mondiale. Entraîné, professionnel de sa discipline, mais loin d’être préparé au protocole et à l’aspect procédurier de la partie qui se joue.
La justice rend parfois des jugements en faveur des plus faibles mais ces derniers sont souvent spoliés. (...)
C’est pourquoi les lanceurs d’alerte insistent régulièrement sur le fait qu’il s’agit d’une véritable cause, d’un combat. Preuve en est, la difficulté pour les uns et les autres de trouver des avocats intègres, courageux, combattants et honnêtes. Les lanceurs d’alerte que j’ai rencontrés ont pour la plupart changé d’avocat(s) plus de trois fois. Certains d’entre eux en arrivent d’ailleurs à se défendre seul(e) en justice, estimant maîtriser le dossier mieux qu’un professionnel et ne pouvant s’offrir les services d’un conseil.
Une justice coûteuse
Ne l’oublions pas, défendre les intérêts des multinationales est l’un des business les plus lucratifs au monde. A contrario, ceux qui prétendent défendre les lanceurs d’alerte, ne serait-ce qu’en prenant la parole de manière médiatique pour se mettre en valeur, oublient juste d’annoncer qu’avant tout ils demandent aux lanceurs d’alerte de payer de grosses factures, des avances sur des honoraires importants. Certains lanceurs d’alerte m’ont raconté qu’ils avaient été obligés d’emprunter de l’argent à leurs proches pour payer ceux qui les défendent, d’autres ont vendu certains de leurs biens pour payer leurs frais d’avocats. (...)
À titre personnel pour le dossier UBS qui occupe ma vie depuis plus de dix ans au niveau judiciaire, j’ai dépensé 35.000 euros et rencontré huit avocats. Il a toujours été question d’argent avant de parler de vérité, de défendre l’honneur et l’intérêt de la nation – et les miens par la même occasion. On m’a demandé 6.000 puis 10.000 euros pour ouvrir le dossier, parce que mon affaire serait un dossier « compliqué ». On m’a également demandé de payer en liquide, sans facture. Ce qui signifie clairement que l’avocat d’un lanceur d’alerte qui lutte contre la fraude fiscale est lui-même acteur de fraude fiscale, de fraude à la TVA et de fraude sociale. (...)
La plainte en diffamation et autres techniques d’intimidation
Comme beaucoup de lanceurs d’alerte, j’ai respecté les lois de mon pays. Je n’ai, jusqu’à preuve du contraire, rien fait de répréhensible. J’ai suivi les lois françaises en respectant notamment le droit administratif, le droit pénal et le droit du travail. J’ai respecté le secret bancaire, le secret fiscal, le secret des affaires. Me traîner en justice pour diffamation, comme c’est le cas pour beaucoup d’autres lanceurs d’alerte, signifie avoir à s’expliquer devant la justice. En janvier 2010, UBS avait porté plainte contre moi en « diffamation non publique », estimant qu’une partie du contenu d’un procès-verbal d’une réunion du Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail de juin 2009 était diffamatoire. J’avais abordé à cette occasion la thématique de l’évasion fiscale, entre autres… Dix mois plus tard, un tribunal de police de Paris m’avait relaxée des chefs d’inculpation mais j’avais dès lors bien compris qu’il s’agissait d’une plainte dite « bâillon », c’est-à-dire une plainte faite pour museler ceux qui s’expriment au nom de la liberté d’expression et de la vérité. (...)
La fraude fiscale en bande organisée est un délit dans notre pays. Mais à l’heure où j’écris ces lignes, mieux vaut s’appeler UBS, être banquier aidant ses clients à optimiser fiscalement leur patrimoine dans un paradis fiscal, être fraudeur plutôt qu’être lanceur d’alerte dans la finance. Alors que j’ai dénoncé en 2008 des pratiques illicites de mon ancien employeur, j’étais une fois encore face à la justice en 2017 : UBS a porté plainte en diffamation contre mon éditeur et moi-même pour le livre témoignage (Stéphanie Gibaud, La Femme qui en savait vraiment trop, Le Cherche Midi) que j’avais publié en 2014 ; je suis de facto mise en examen puisque c’est la règle dans notre pays en matière de droit de la presse. Avec la décision d’un « sursis à statuer », j’attends donc le jugement du procès en appel d’UBS pour savoir à quelle sauce je serai mangée.
Dès novembre 2013, plusieurs mois avant la sortie de mon livre, la direction d’UBS France avait déjà menacé Le Cherche Midi de poursuites (...)
Les forces en présence sont disproportionnées, c’est le combat de David contre Goliath, répètent souvent les lanceurs d’alerte. L’adversaire est bien plus entraîné et puissant que le citoyen qui dénonce les dysfonctionnements. L’administration ou l’entreprise est entourée de stratèges dont le métier est de défendre leurs intérêts et les faire gagner, quoi qu’il en coûte. La teneur des courriers que rédigent et envoient ces conseillers en est un exemple significatif. (...)
En 2008, j’étais bien loin de savoir que tous ceux qui dénoncent des dysfonctionnements se retrouvent en justice, accusés par leurs adversaires, notamment accusés de diffamation, précisément parce qu’ils ont dénoncé leurs actions illicites. J’ignorais par ailleurs que l’Etat français, pour lequel le citoyen produit des informations d’intérêt général, faisait lui aussi partie des adversaires, voire serait l’adversaire le plus redoutable.
Je ne m’imaginais pas un instant qu’être « lanceur d’alerte » en France, c’était un peu comme sauter en parachute… sans avoir de parachute.
Dommages collatéraux
Faire de la prison, être exilé, enfermé pour avoir le courage de mettre de la lumière sur des dysfonctionnements qui concernent chaque citoyen de la planète est choquant car absolument injuste. Les lanceurs d’alerte qui ont été incarcérés ont tous souffert de leur emprisonnement, à commencer par Rudolf Elmer (lanceur d’alerte suisse de l’affaire Julius Baer) dont la fille, qui était jeune à l’époque, est tombée gravement malade. Philippe Pichon expliquait avec beaucoup de pudeur et d’émotion sur scène à Bordeaux, à mes côtés, lors d’une table ronde organisée par les Tribunes de la presse le vendredi 25 novembre 2016, les conséquences sur la santé de l’un des membres proches de sa famille qu’ont eues les pressions qu’il avait subies. Ce policier avait dénoncé les dérives de fonctionnement du Système de traitement des infractions (STIC) en transférant deux fiches au site Web Bakchich après avoir alerté en vain ses hiérarchies. Il a conclu sa présentation en annonçant qu’étant donné les souffrances subies par ses proches, jamais il ne recommencerait. (...)
L’entourage des lanceurs d’alerte est déboussolé, fatigué et se sent inutile. Chacun se retrouve avec lui-même, isolé, avec ses pensées, ses interrogations. Quant aux lanceurs d’alerte, ils essaient de refaire l’histoire, se demandent comment ils auraient pu mieux faire, plus vite, mieux se protéger, mettre les leurs en sécurité. Même si chacun essaie d’y mettre de la bonne volonté, la durée des affaires et la violence des situations font que personne ne tient dans la longueur. (...)
Certains lanceurs d’alerte craquent, ils négocient leur silence avec leurs ex-employeurs au lieu de les attaquer en justice. J’ai entendu ici et là que l’on pourrait les comprendre, que la violence est trop difficile à supporter. Je pense quant à moi que se taire, c’est encourager les fraudes, c’est aussi en être complice. (...)
En avril 2016, alors que je venais de participer à l’émission Cash Investigation de la journaliste Élise Lucet, face à notre ministre des Finances Michel Sapin, des amis m’invitaient à dîner avec l’un de mes fils. De retour chez nous, toutes les lumières de l’appartement étaient allumées, notre chienne hébétée, allongée dans un couloir, avait du mal à se lever ; le lendemain, son état était tel que je l’ai emmenée chez le vétérinaire à la première heure avant de déposer une main courante au commissariat. On ne sait toujours pas qui est entré dans notre appartement et surtout comment il est possible de rentrer sans effraction dans un appartement dont la porte est fermée à clef. J’ai bien sûr porté plainte auprès du procureur de la République, après avoir changé les serrures de la porte. La plainte a été classée sans suite et la demande de triangulation, adressée aux services du Premier Ministre, est demeurée sans réponse. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une lettre d’insultes stigmatisant ma personnalité et insistant sur des faits précis de ma vie privée. Un autre soir en promenant ma chienne, j’ai soudain été entourée de plusieurs hommes, au coin de ma rue. Ils avaient l’air bien informés, leurs questions étaient précises, orientées. Des frais, des complications, mais aussi des pressions dont une femme, sans revenus, qui vit avec ses enfants, pourrait bien évidemment se passer.
Quand nous avons vendu tous nos meubles avant de quitter notre appartement dans les mois qui ont suivi, une voisine rencontrée dans l’escalier de l’immeuble m’a lancé au visage « votre histoire est tellement lunaire que l’on préfère ne pas voir, ne pas savoir ». L’ignorance et la peur sont le plus souvent l’explication au manque de soutien généralisé. (...)
La Directive européenne sauvera t’elle les lanceurs d’alerte ? (...)
Certains avocats s’activent déjà à alerter contre le statut des lanceurs d’alerte (!), un peu comme d’autres, cités plus haut, s’activaient à vouloir torpiller la loi Sapin II... Le match de la protection de ceux qui se lèvent pour l’intérêt général n’est pas encore gagné. (...)