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Reporterre
Comment les grandes fortunes redorent leur image grâce au coronavirus
Article mis en ligne le 10 avril 2020
dernière modification le 9 avril 2020

À coup de millions d’euros, de masques et de gels hydroalcoolique, les grandes fortunes enfilent leurs costumes de héros pour aider les services publics à lutter contre la pandémie. Des philanthropes également connus pour leurs stratégies d’évitement de l’impôt, responsables en partie de la dégradation actuelle du système de santé.

Devant l’incapacité de l’État français à se préparer à la pandémie de Covid-19 et à protéger ses fonctionnaires (soignants, gendarmes, policiers…) avec des masques de protection et autre matériel médical, les grands groupes français ont volé à son secours. Le 15 mars, LVMH, propriété de Bernard Arnault, annonçait la livraison gracieuse de flacons de gel hydroalcoolique aux autorités sanitaires françaises, en priorité les 39 hôpitaux de l’Autorité publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP). Quelques jours plus tard, dix millions de masques devaient affluer grâce au groupe de luxe français, qui précisait dans un communiqué que pour une meilleure efficacité, « Bernard Arnault a souhaité que LVMH finance intégralement la première semaine de livraison, soit environ cinq millions d’euros ». Le 2 avril, dans une enquête de Mediapart sur les défaillances de l’État français dans la gestion des masques de protection, on apprend que ce sont quarante millions de masques qui ont été offerts par le groupe de luxe. Nos confrères citent également le Crédit agricole comme pourvoyeur de masques, ou encore un avion-cargo de livraison affrété par le groupe Bolloré. (...)

Les grandes fortunes auraient-elles subitement attrapé le virus de la générosité ? Cette étrange prodigalité rappelle ce qui s’était passé il y a quasiment un an, après l’incendie de Notre-Dame de Paris. Le 15 avril 2019, témoin de la « tragédie » depuis l’Hôtel de la Monnaie, sur les quais de la Seine, à quelques mètres du monument encore en flammes, François-Henri Pinault annonçait son intention de débloquer cent millions d’euros pour secourir la cathédrale. Plus tard, Bernard Arnault renchérissait, avec 200 millions d’euros. Total annonçait cent millions. Quelques jours après, le magazine Capital titrait : « Bernard Arnault enfin philanthrope ? » (...)

« Après l’incendie de Notre-Dame, il y avait eu pas mal de critiques sur la manière dont les grandes fortunes s’étaient mises en avant, relève Arthur Gautier, directeur de la chaire Philanthropie à l’Essec Business School. J’ai l’impression que c’est moins le cas aujourd’hui, où ce sont plutôt les entreprises et leurs salariés qui sont valorisés. » À l’heure de la sidération collective provoquée par le coronavirus, le chercheur évoque aussi une « sorte d’union sacrée face à quelque chose qui touche tout le monde dans la société ».

Cette forme de philanthropie, un symbole de rejet de l’État ?

Alors que l’épidémie de coronavirus met en lumière les carences de l’État et l’efficacité de ces grands groupes, y a-t-il un risque de voir apparaître ceux-ci comme meilleurs défenseurs de l’intérêt général ? (...)

pour Alexis Spire, sociologue spécialiste de l’histoire de l’impôt en France — et auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’État. Enquête sur les contribuables français (Seuil, 2018) — « cette forme de philanthropie » est le symbole de ce qu’il nomme « de la statophobie, c’est-à-dire un rejet de l’État. Des grands groupes ou grandes fortunes se montrent prêts à donner de leur richesse et contestent à l’État le monopole de l’intérêt général. En même temps qu’ils anoblissent leur action entrepreneuriale, marquée du sceau de la moralité, ils défendent l’idée que les grandes entreprises savent mieux que l’État quel est l’intérêt général et qu’ils sont mieux en mesure de le servir. » (...)

Pour Monique Pinçon-Charlot, sociologue ayant passé l’essentiel de sa carrière à étudier de près l’oligarchie avec son mari Michel — ils ont notamment écrit Le Président des ultra-riches (La Découverte, 2019) —, « ce qui se passe s’inscrit dans la logique néolibérale ». « Il est tout à fait normal, dans le cas de l’incendie de Notre-Dame, une catastrophe climatique ou une pandémie aujourd’hui, que les riches qui ont tout pillé fassent l’aumône et donnent un petit peu d’argent avec des dons pour se refaire une virginité, dit-elle à Reporterre. Leur prédation n’est due qu’à l’arbitraire : ils ont la propriété dans leurs mains et exploitent la force de travail des autres. Ce qu’il faudrait plutôt, c’est qu’ils payent les impôts et arrêtent de payer les dividendes. »
« Les grandes entreprises pratiquent l’évasion fiscale à un niveau industriel » (...)

S’il est pleinement mobilisé, le personnel hospitalier, à l’image de celui de Lézignan, en Occitanie, a exprimé sa colère. Le 27 mars, sur la page Facebook de la section CGT de l’hôpital audois, on pouvait voir les soignants brandir des feuilles sur lesquelles était écrit « Appel aux dons, quelle honte ». Et sur chacune d’entre elles, plus haut, une mention différente : « 100 milliards d’euros d’évasion fiscale par an », « 40 milliards par an d’ex-CICE » [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi], « Baisse de l’ISF » [Impôt sur les grandes fortunes], « 49,2 milliards d’euros par an de dividendes »…(...)

Parmi les responsables de ces maux, figurent certains des bons samaritains d’aujourd’hui. Bernard Arnault a ainsi des biens domiciliés dans six paradis fiscaux, comme l’a montré l’enquête des « Panama Papers », ou encore ses actifs regroupés en Belgique, où la fiscalité est plus avantageuse qu’en France. De même, une enquête du magazine Pièces à conviction révélait en 2018 que la Fondation Louis-Vuitton permettait à M. Arnault une déduction d’impôt de 480 millions d’euros en France.

Selon une étude publiée en 2018 par l’ONG Oxfam (« CAC 40 : La grande évasion (fiscale) »), le fleuron du luxe français compte 284 filiales dans des paradis fiscaux. Il n’est pas un cas isolé. La BNP Paribas gère aussi 172 filiales sous les tropiques, la Société Générale 133, le Crédit Agricole 131 et Total 130.

En 2013, L’Humanité révélait la gymnastique de Sanofi, lui permettant de se délester de plus de 140 millions d’euros en France. (...)

Selon Monique Pinçon-Charlot, le pouvoir politique est souvent complice de ces pratiques : « L’État n’est pas en dehors des rapports de classe. Il se voulait une bulle de protection mais il a été pillé par l’oligarchie qui est en son cœur. Aujourd’hui, L’État est une orange évidée. » Selon elle, entre « les destructions sans précédent du système social depuis 2017 » et « les dizaines de milliards de cadeaux faits aux riches sans contrôle, on a assisté à une transformation de L’État. » (...)

« La vertu de cette épidémie est de rendre visible les effets de l’État social »

À l’issue de la crise majeure provoquée par le coronavirus, quel œil portera-t-on sur ces grandes fortunes ? Leur demandera-t-on une plus grande solidarité fiscale ou les cadeaux distribués pendant l’épidémie leur sauveront-ils la mise ? « Cela dépendra d’un rapport de force politique, dit à Reporterre Alexis Spire. D’une crise telle que celle-là peut bien sortir la nécessité d’une capacité de l’État d’investir dans des domaines non rentables comme l’éducation, l’hôpital public ou la recherche. » Selon lui, « la vertu de cette épidémie est de rendre visible les effets de l’État social ». Certaines comparaisons, comme avec les États-Unis, où l’État est moins protecteur, pourraient également, selon le sociologue, avoir des vertus pédagogiques.

L’ampleur que prend l’épidémie dans la première puissance mondiale, où Donald Trump espère qu’il y aura moins de 100.000 morts, souligne les limites du système social et médical étasunien. Quelles conclusions la population en tirera-t-elle ? (...)

Monique Pinçon-Charlot n’est pas dupe de ce bal des bonnes intentions. « C’est du cynisme, de la manipulation, de la perversion, c’est la guerre. Une guerre de classes. » Elle n’est pas le seule à le dire et le fait remarquer, en citant Warren Buffet, un des hommes les plus riches du monde, qui déclarait en 2006 : «  Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner.  »