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l’Humanité
Comment les lobbyistes bruxellois manœuvrent pour « faire » la loi
Article mis en ligne le 19 mars 2016
dernière modification le 15 mars 2016

Chaque jour, explique Sylvain Laurens, sociologue, auteur de « les Courtiers du ­capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles », 30 000 lobbyistes œuvrent dans le quartier européen de Bruxelles pour le compte des organisations patronales ou des grandes entreprises. Comme il le montre ici, leur action débute bien en amont de l’examen des directives ou des règlements par le Parlement européen.

En fait, dès l’élaboration de la première mouture des textes par les services de la Commission européenne. Détenteurs de données économiques dont les fonctionnaires de la Commission ont besoin pour élaborer les projets de réglementation, ils usent de cet avantage pour les approcher. Jouant des rivalités entre bureaucrates ou des conflits politiques, ils sont à l’affût d’informations. Leur Graal ? Le « draft », c’est-à-dire la première version d’un texte législatif.

« Nous, on travaille vraiment plus au niveau de la Commission, même si on est des lobbyistes et que tout le monde s’attend à ce qu’on soit plus au niveau du Parlement », explique patiemment cette lobbyiste défendant les intérêts de l’industrie du gaz à Bruxelles. Et elle n’est pas la seule dans ce cas. Lorsqu’on se penche sur le travail quotidien des 30 000 lobbyistes que compte le quartier européen de Bruxelles, on se rend rapidement compte que la plupart d’entre eux œuvrent d’abord et principalement en direction des fonctionnaires des différentes directions générales (des « DG » dans le jargon bruxellois).

Leur travail suppose l’établissement d’une relation privilégiée non pas exclusivement avec des eurodéputés mais avec un chef de bureau (desk officer) ou un chef d’unité spécialisé en charge de la réglementation de « leur » propre produit. Cette priorité donnée aux relations avec un ou des acteurs administratifs en nombre limité invite à considérer le métier de lobbyiste sous l’angle d’une appropriation par des acteurs privés d’un savoir sur l’administration.

À Bruxelles, les salariés des fédérations patronales fournissent régulièrement aux chefs de bureau avec qui ils sont en relation des données techniques sur leur secteur économique. C’est bien sûr d’abord un moyen pour eux de maintenir l’accès aux couloirs des administrations. Ce faisant, ils sont capables d’identifier l’interlocuteur administratif le plus utile à leurs dossiers et de suivre son agenda personnel. (...)

Pour faire avancer leur position, les représentants d’intérêts économiques ne sont pas seulement liés par les temporalités propres à la gestation des directives. Ils sont structurellement dépendants de la dynamique de carrière de leurs interlocuteurs administratifs. Qu’un de ces derniers fasse ses cartons pour une autre DG, et un dossier pourra bien être enterré pour plusieurs mois. Tout le jeu pour les lobbyistes est alors d’alimenter en données techniques issues des firmes « leur » desk officer, en espérant qu’il ne sera pas muté trop vite et que ce patient travail pourra être monétisé en une attention accrue lors de tel ou tel texte en gestation, ou – mieux encore – par une fuite des premières versions d’une réglementation.
À l’affût des brouillons de directives (...)

Les racines libérales de la Commission facilitent bien sûr cette osmose et la porosité entre eurocrates et milieux d’affaires. Mais l’explication par l’idéologie serait ici un peu courte. Car les fonctionnaires de ces différentes DG arbitrent en permanence entre plusieurs mots d’ordre libéraux (faut-il par exemple d’abord « construire un marché intérieur » ou faire jouer le principe de « libre concurrence » ?). C’est aussi l’existence permanente de ces batailles interservices qui permet aux lobbyistes d’obtenir régulièrement ce type d’informations. Cherchant à exploiter les tensions internes à la bureaucratie européenne, les lobbyistes parviennent à s’approprier un savoir sur l’administration qui est fondamental pour porter politiquement leurs intérêts dans des cercles éloignés de la critique citoyenne.

Un jeu de relations sociales qui évince la parole citoyenne (...)