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Comment les violences policières ont (difficilement) percé le mur médiatique
Note : cet article est le premier d’une série consacrée au traitement médiatique des violences policières.
Article mis en ligne le 4 mars 2019

À partir du début de la mobilisation des gilets jaunes, on peut distinguer deux grandes périodes dans le traitement des violences policières par les grands médias. La première, qui s’étend de fin novembre à début janvier, se caractérise par le désintérêt médiatique à l’égard de ces violences pourtant sans précédent.

Nous nous étions penchés sur le quasi-silence médiatique autour de la publication d’un rapport d’Amnesty International qui dénonçait « le recours excessif à la force par des policiers » pendant les mobilisations des gilets jaunes [1].

Notre tour d’horizon des articles publiés dans les quotidiens, sous format papier ou numérique, témoignait ainsi, fin décembre, d’une couverture quasi nulle des violences policières par Le Monde et Le Parisien. Libération s’est distingué par une couverture un peu plus détaillée – dont une partie importante a été traitée via la page de fact-checking « Checknews », où les vidéos de violences policières tournées par les manifestants ont été soumises à un examen de véracité. De manière générale, la couverture est restée bien timide au regard de ce qui a pu se faire à partir de la mi-janvier, et en comparaison – par exemple – avec celle d’un quotidien comme L’Humanité, et ce dès les premières mobilisations.

Sur les principales chaînes de télévision, le constat est également celui d’une invisibilisation des violences policières.(...)

huit semaines après le début du mouvement, malgré 90 blessés graves, les deux principaux journaux télévisés français n’ont dédié chacun que deux sujets à part entière à la question des violences policières (les 6 et 7 janvier).

Le dimanche 6 janvier, Laurent Delahousse, tout en retenue, évoque ainsi « des images qui font débat » à propos du tabassage infligé par le commandant de police Didier Andrieux à deux manifestants. Mais c’est TF1 qui verse dans une véritable démonstration de désinformation lors du 20h du 10 janvier (...)

Exception notable, France 2 a diffusé le 13 décembre un numéro d’Envoyé spécial consacré à la « surenchère de la violence », qui s’attarde sur les violences policières avec des témoignages édifiants de manifestants blessés lors de précédentes manifestations [4]. Mais en tout état de cause, ce reportage apparaît comme une goutte d’eau dans l’océan de désintérêt médiatique qui a caractérisé la période qui s’étend de fin novembre à début janvier. (...)

Contrairement aux actes de « casse » des manifestants qui ont focalisé l’essentiel de l’attention et des commentaires médiatiques.

Coup de projecteur (tardif) sur les violences policières

On assiste, à partir de la mi-janvier, à un basculement dans la médiatisation des violences policières, avec une multiplication de sujets, d’interviews, et de débats sur ce thème. L’agenda médiatique du journaliste indépendant David Dufresne, qui s’est attaché à répertorier et à vérifier les signalements de dérives et de violences policières depuis le début du mouvement, témoigne de ce revirement. Alors qu’il n’avait pas été invité ou interviewé dans les médias jusque-là [5], il entreprend à partir de la mi-janvier un véritable marathon médiatique. (...)

À partir de cette date, David Dufresne apparaît régulièrement dans différents médias, et son travail sur les violences policières est largement diffusé. (...)

Le 31 janvier, il refuse même une invitation pour l’émission de Cyril Hanouna, « Balance ton post », tout comme il le fit à deux reprises pour des plateaux de BFM-TV, pointant notamment les mauvaises conditions d’expression et les dispositifs déplorables des émissions de la chaîne. (...)

Sans imaginer recourir à d’autres chercheurs ou intervenants sur le sujet, les grands médias se sont contentés de solliciter David Dufresne, devenu une figure de proue médiatique. Mais ces nombreuses invitations pallient en réalité l’absence d’un travail systématique et spécialisé tel celui réalisé par le journaliste indépendant de la part de ses confrères et consœurs dans les grandes rédactions. Et ce malgré l’ampleur du phénomène des violences policières, et malgré la pléthore d’experts « police » et « justice » que ces rédactions comptent...

Comment expliquer ce revirement ?

Pourquoi un coup de projecteur si subit sur le travail de David Dufresne, et plus généralement sur la question des violences policières ? Un faisceau d’éléments entrent en jeu dans l’irruption des violences policières dans l’agenda médiatique. Des éléments qui tiennent à la fois à des pressions extérieures aux grands médias, et à des pressions qui s’exercent en leur sein même. Une conjonction de pressions exercées sur la durée, et sur lesquelles viennent se greffer un ou plusieurs événements déclencheurs, qui, en quelque sorte, « mettent le feu aux poudres ».

Les pressions « extérieures »

Le premier paramètre à prendre en compte est la durée de la mobilisation (...)

Des pressions extérieures, mettant les violences policières en lumière, s’exercent dès lors sur le milieu journalistique de manière de plus en plus vive.

Des pressions venues d’une part des réseaux sociaux, sur lesquels circulent des témoignages de manifestants et des vidéos de violences policières, sujets autour desquels se construisent des communautés d’internautes plus ou moins « visibles ».

Des pressions venues de journalistes extérieurs aux médias dominants tels que David Dufresne et des confrères et consœurs travaillant dans des médias indépendants tels que Bastamag, Arrêt sur images, Mediapart, Le Média, etc., qui n’ont pas attendu le mois de janvier pour s’emparer de cette question.

Des pressions exercées par des organisations indépendantes, des associations, des collectifs contre les violences policières, des partis politiques, des ONG, etc. Ces organisations ont contribué à « pousser » dans le débat public le sujet des violences policières par le biais de communiqués, rapports et réunions publiques. On citera ici par exemple la Ligue des droits de l’Homme, dans son communiqué du 7 décembre sur l’usage des grenades lacrymogènes instantanées (GLI) et des lanceurs de balles de défense (LBD) ; Human Rights Watch dans son rapport du 14 décembre sur le même thème ; ou encore Amnesty international (enquête du 17 décembre déjà évoquée). À cela s’ajoute la conférence de presse du Défenseur des droits le 16 janvier, demandant l’interdiction du LBD. (...)

Les pressions au sein des médias

Parmi les pressions « internes » – même s’il est difficile d’évoquer des médias au cas par cas – il faut d’abord citer la pression exercée par les journalistes eux-mêmes. En particulier des journalistes de terrain, qui couvrent les manifestations et rapportent les cas de violences exercées par la police. Mais, comme l’explique David Dufresne dans l’émission d’Arrêt sur images, « les remontées du terrain s’arrêtent à peu près au bureau de la rédaction en chef » et elles se heurtent à « une omerta, une gêne à parler de ça ». Une omerta à géométrie variable, qui ne s’applique pas lorsque les actes de violence sont commis par des manifestants…

Ces remontées des journalistes de terrain deviennent une pression d’autant plus importante qu’ils sont eux-mêmes victimes de violences policières.

Le souci d’informer sur ces violences se fait dès lors de plus en plus entendre dans les rédactions, a fortiori quand elles sont dénoncées par les syndicats de journalistes, comme ce fut le cas le 10 décembre, date à laquelle a paru un communiqué intersyndical. À cela s’ajoutent également des plaintes collectives, comme celle que déposèrent 24 photographes et journalistes le 15 décembre [6]. Mais, étonnamment, ces plaintes n’ont pas provoqué de cris d’orfraie parmi les éditocrates... À la différence des quelques cas de prise à partie de journalistes par des manifestants.

Parmi les pressions qui s’expriment au sein des médias, on mentionnera également les gilets jaunes eux-mêmes qui, en direct des plateaux, mettent régulièrement les violences de la police à l’ordre du jour des débats (...)

Les « étincelles »

Toutes ces pressions constituent en réalité, depuis le début de la mobilisation, des forces souterraines qui travaillent le milieu journalistique, tandis que s’accumulent les données, les témoignages, les rapports et surtout, les blessés graves et mutilés. À ces pressions viennent se greffer des événements déclencheurs, ou du moins, accélérateurs : l’hypermédiatisation du « boxeur Dettinger » s’en prenant à un policier lors de l’acte VIII, le 5 janvier. Un emballement qui fait très vite face à une réponse de taille le même jour, ciblant cette fois le commandant Andrieux, autre boxeur, filmé en train de tabasser un manifestant arrêté et dont la vidéo est massivement diffusée sur internet.

À partir de là, le sujet des violences arrive véritablement dans le débat comme un « problème public ». (...)

Autre événement qui a contribué à l’irruption sur la scène médiatique des violences policières : le 16 janvier, le Défenseur des droits réitère sa demande d’interdiction du LBD. Cette demande s’ajoute à l’épisode des boxeurs, et surgit également dans un contexte de discussions à l’intérieur du corps policier lui-même. (...)

Après une période de grande indigence du traitement médiatique des violences policières, il semble qu’il soit devenu impossible, à partir de la mi-janvier, de faire l’impasse sur cette question dans les grands médias. (...)

Mais le fait que les grands médias se soient emparés de la question des violences policières (au moins partiellement) ne nous dit rien de la manière dont ces violences ont été traitées qualitativement, une fois intégrées à l’agenda médiatique. Or, le traitement de ces violences s’est souvent accompagné de biais de langage, ou de déséquilibres dans le poids accordé à la parole des manifestants et de la police. Il reste également à expliquer les causes structurelles de ce « journalisme de préfecture » et des résistances considérables à l’irruption des violences policières dans l’agenda médiatique. Nous y reviendrons dans les prochains articles de notre série.