
Le combat contre les djihadistes ne se livrera pas sur des terres lointaines. Il ne peut se résumer non plus à une affaire de police et de justice. Lutter contre les idéologies religieuses sectaires requiert une vaste politique de contre-radicalisation s’appuyant sur la mobilisation des élites et des institutions musulmanes de France.
(...) La radicalisation, c’est-à-dire la légitimation ou le recours à la violence, altère tous les grands monothéismes (et pas seulement l’islam), mais aussi le domaine social (« black blocs »…) et évidemment la sphère politique (identitaires, séparatistes…). Le radicalisme musulman recouvre pour l’essentiel le salafisme djihadiste, largement encouragé par le wahhabisme d’Arabie saoudite pour lutter contre les Frères musulmans. Il prévoit la fin prochaine du monde, avec comme signe annonciateur la guerre en Syrie, bataille de l’Armageddon prévue par les prophètes et reprise par le Coran. L’adepte entre dans une communauté fraternelle nouvelle, en adoptant une idéologie globale répondant à toutes les questions de la vie. Son salut passe par une pratique religieuse rigoureuse, classique dans les sectes de l’Apocalypse. Le salafisme djihadiste se différencie par un recrutement sans chef ou gourou identifiable. Il se fait par un système réticulaire qui enserre le candidat pour l’amener à une conversion radicale. (...)
Le salafisme djihadiste a deux dimensions spécifiques. Il n’est pas qu’une pratique religieuse, mais la construction d’une identité politico-religieuse totalitaire qui se concrétise dans sa prétention à représenter l’ensemble des musulmans de la planète (oumma). La stratégie de ghettoïsation qu’il souhaite imposer à la composante française musulmane s’exprime à travers des revendications clivantes sans cesse renouvelées (alimentaires, vestimentaires, comportementales, scolaires…). Il rejette toutes les autres pratiques de l’islam en s’accordant un droit d’excommunication (takfir). Les enfants refusent l’islam des parents, allant parfois jusqu’à la rupture. Ses principaux ennemis sont d’abord d’autres musulmans (chiites, soufis ou autres écoles sunnites). Le terrorisme salafiste tue aujourd’hui dix fois plus de musulmans que de non-musulmans.
Sa seconde caractéristique est son extrême sensibilité aux questions géopolitiques, exacerbée à la fois par son idéologie complotiste et par les résultats catastrophiques des multiples interventions occidentales dans le monde arabo-musulman. (...)
Comme acte fondateur, la parole publique doit désigner la cible : le salafisme djihadiste, et non pas le « terrorisme international », formule creuse qui renvoie aux plus mauvais souvenirs de l’ère du président américain George W. Bush. Si tous les salafistes ne sont pas des radicaux violents, tout terroriste violent a d’abord été radicalisé politiquement. Ce ciblage permettrait de casser le sentiment collectif de stigmatisation des musulmans — souvent à fleur de peau — que des termes comme « islamisme » ou « terrorisme islamiste » entretiennent. La parole politique conforterait les élites musulmanes actuellement engagées dans la lutte contre le salafisme. (...)
Le terrorisme islamiste est dangereux, mais il ne doit pas occuper tout l’espace public et médiatique — car le terrorisme a différents visages, et les principales actions en Europe ont été menées par des groupes séparatistes (4).
Le contre-discours devrait émaner d’une plate-forme de coordination qui puisse travailler avec les acteurs privés, associatifs et publics (spécialistes de l’islam et de la communication, psychologues, associations, etc.) pour concevoir et diffuser des messages théologiques de dénonciation du djihad, élaborer des contre-discours en choisissant les médias les plus adéquats, et coordonner des actions de prévention… Cette structure ne devrait pas relever du ministère de l’intérieur ni d’un autre ministère, tout en les associant dans la conception et la gestion des politiques de contre-radicalisation. Plusieurs formules sont possibles. Mais, pour les pouvoirs publics qui doivent être directement associés sans diriger, c’est une révolution, dans un pays où l’habitude est de penser que « c’est à l’Etat de faire ». (...)