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Commercial Privacy : l’homme transparent, la main invisible et l’oeil omniscient
Article mis en ligne le 25 mai 2018

La vie privée informationnelle est appréhendée comme une forme de fraude pour un individu (jeune marié, chercheur d’emploi, assuré, etc.). Masquer des aspects de sa vie privée servirait à cacher certains « défauts » qui modifieraient, s’ils étaient dévoilés, les conditions des transactions qu’ils nouent avec les autres (mariage, contrat de travail, police d’assurance…). De la sorte, Posner fait un parallèle avec la notion de vice caché en droit commercial. La privacy serait une protection légale illégitime des pratiques fondées sur la tromperie en créant une rente de situation à l’avantage des individus bénéficiant d’une asymétrie informationnelle juridiquement protégée.

Vie privée = vice caché ? C’est ce que sous-entend le paragraphe ci-dessus extrait de l’ouvrage « Economie des données personnelles et de la vie privée » sur lequel je suis tombé par hasard sur Google Books en faisant une autre recherche. Il décrit les thèses sur la vie privée (privacy) du juriste américain Richard A. Posner, aujourd’hui juge à la Cour d’Appel des Etats-Unis, qui méritent que l’on s’y attarde. Car malgré leur outrance, ces idées ont contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons, particulièrement en ce qui concerne l’environnement numérique.

La vie privée comme tromperie et dissimulation

Richard Posner est un des membres les plus éminents du courant Law and Economics (Analyse économique du droit) qui a vu le jour aux Etats-Unis dans les années 60 au sein de l’école de Chicago, véritable « incubateur » de la pensée néo-libérale. Cette doctrine se caractérise par sa volonté d’expliquer les phénomènes juridiques par le biais des concepts et méthodes de la science économique, notamment l’analyse avantage-coût. Dans cette perspective, une règle de droit ne vaut pas en elle-même, parce qu’elle serait dotée d’une force obligatoire, mais parce qu’elle permet aux acteurs d’atteindre un optimum de satisfaction. A l’inverse, ils peuvent choisir, quitte à payer des dommages-intérêts, de ne pas respecter une norme si celle-ci s’avère inefficiente d’un point de vue économique (théorie de « l’efficient breach of law »). Il en résulte que dans cette approche, le droit se dissout dans un « marché des normes » placées en concurrence, parmi lesquelles les acteurs choisissent pour maximiser leur utilité. (...)

un passage particulièrement glaçant :

Une analogie avec le monde du commerce aidera à expliquer pourquoi les personnes ne devraient pas, pour des raisons économiques, avoir le droit de dissimuler des faits matériels à propos d’eux-mêmes. Il est admis qu’il serait incorrect (mais aussi inefficient) que la loi permette à un vendeur de proposer des marchandises en fournissant des informations fausses ou incomplètes sur leur qualité. Mais dans leurs relations sociales, les gens se « vendent » aussi eux-mêmes tout comme ils vendraient des biens. Ils prétendent adhérer à des normes élevées de comportements afin d’inciter les autres à entrer dans des relations sociales ou commerciales avec eux pour en retirer un avantage, mais en même temps, ils cachent certains faits qui seraient utiles pour se former une image précise de leur personnalité […] Tout le monde devrait être autorisé à se protéger de ce type de transactions désavantageuses en mettant à jour les faits cachés par les personnes et vérifier s’ils correspondent aux apparences qu’elles utilisent pour mettre en avant leurs qualités morales. (...)

Pour Posner, le marché est nécessairement « total » : il embrasse l’ensemble des relations sociales qui sont comparables à des transactions commerciales s’effectuant sur un marché par assimilation des personnes à des biens qui se vendent. Dès lors, on comprend pourquoi il a recours à la comparaison entre la vie privée et les « vices cachés ». En droit commercial, la théorie du vice caché permet de contester la validité d’un contrat de vente lorsque le vendeur a dissimulé à l’acheteur des défectuosités du produit. (...)

Protéger la vie privée par la loi reviendrait à entraver le libre jeu du « marché social » en le rendant inefficient, car les individus doivent alors supporter des coûts importants pour se procurer des informations sur autrui.

Si on y regarde bien, ce mode de raisonnement de Posner est révélateur d’une différence importante entre le libéralisme et le néo-libéralisme. Les tout premiers libéraux admettaient, et même valorisaient, les « vices privés » dans la mesure où c’est la poursuite par chacun de ses intérêts égoïstes qui constitue à leurs yeux le moteur de l’économie de marché. Dans sa célèbre Fable des abeilles, Bernard de Mandeville affirmait ainsi dès 1714 que les « les vices privés font la vertu publique ». C’est ensuite cette idée qu’Adam Smith retranscrivit par la métaphore de la « main invisible du marché », mécanisme d’auto-régulation qui produit du bien public à partir du libre jeu des égoïsmes individuels. Avec Posner, « l’organologie » du marché change : comme l’efficacité économique commande que les femmes et les hommes deviennent des êtres transparents, il faut que la Main invisible mute en un Oeil omniscient, capable tel un dieu de mettre à jour la réalité des personnes derrière le voile des apparences sociales dont elles s’enveloppent. (...)

Ces positions de Posner font étrangement écho à deux maximes couramment utilisées pour parler du numérique et de la vie privée : « si c’est gratuit, c’est vous le produit » et « je ne ne me soucie pas de ma vie privée, parce que je n’ai rien à cacher ». (...)

Le panoptique numérique, incarnation du rêve de Posner

La comparaison avec le numérique a du sens, car bien que son article « The Right of Privacy » ait été écrit en 1977, soit bien longtemps avant l’avènement de l’internet grand public, Posner prend en compte dans sa démonstration la question des médias : (...) avènement d’Internet – et surtout des réseaux sociaux – constitue un moyen de réaliser la société « panoptique » qu’il appelle de ses voeux, puisque malgré l’élévation du niveau de vie, les coûts pour avoir des informations sur autrui sont drastiquement abaissés, dès lors que chacun les révèle à son réseau « d’amis » virtuels. On retourne alors à la « vie de village » des sociétés traditionnelles, mais à une échelle cette fois bien plus grande. (...)

On notera d’ailleurs qu’Eric Posner, fils de Richard et juriste affilié comme lui à l’école de Chicago, a fait récemment paraître un livre qui défend l’idée d’établir un marché où les individus pourraient vendre leurs données personnelles. L’ouvrage s’intitule « Radical Markets : Uprooting Capitalism and Democracy for a Just Society » et il affirme que la plupart des problèmes que nos sociétés rencontrent pourraient être résolus si on étendait l’emprise des marchés à tous les aspects de la vie, y compris par exemple la crise de la démocratie en permettant une certaine forme de monétisation des voix électorales… (...)

Richard Posner serait donc à la rigueur disposé à admettre un droit à la vie privée s’il était construit comme un droit de propriété échangeable sur un marché. Mais son idéal consisterait à ce que le concept même de vie privée ne reçoive aucune reconnaissance juridique, du moins tant qu’il s’applique à des individus. Par contre, Posner recommande de protéger ce qu’il appelle la « commercial privacy », c’est-à-dire les informations confidentielles que peuvent détenir les entreprises, toujours au nom de la maximisation de l’efficacité économique (...)

Mais parler de « commercial privacy » est déjà en soi hautement problématique. Dans la logique de la législation européenne, telle qu’on la trouve dans la loi Informatique et libertés de 1978 et aujourd’hui dans le RGPD, le droit à la vie privée bénéficie toujours à des personnes physiques et pas à des personnes morales, qu’elles soient publiques ou privées. Celles-ci peuvent certes se prévaloir de différents types de secrets (secret défense, secret commercial, etc.) pour protéger certaines informations qu’elles détiennent, mais ils n’ont juridiquement pas la même nature que le droit à la vie privée qui reste réservé aux êtres humains.

Ce n’est pas la vision de Posner, pour qui la privacy est un concept susceptible de s’appliquer aussi bien à des corporations qu’à des individus. Or cela correspond à une véritable tendance dans la jurisprudence aux Etats-Unis (...)

Le juriste Alain Supiot dénonce fortement cette tendance des entreprises à « absorber » les droits individuels, car il estime que par ce biais les corporations deviennent des sortes de « golems » ou « d’anges » : des créatures immortelles, irresponsables et pouvant accumuler indéfiniment de la puissance. (...)

on ne peut s’empêcher de penser à l’inquiétante directive européenne sur le « secret des affaires », en cours de transposition dans la loi française, qui s’inscrit dans cette tendance à la « fondamentalisation » des droits des entreprises. C’est grosso modo l’incarnation de la « commercial privacy » dont Posner parlait déjà dans son article de 1977. (...)

L’idéologie de l’école Law and Economics a eu une puissante influence souterraine et il n’est pas interdit en particulier d’y voir une des causes de la dégradation de la vie privée dans l’environnement numérique. L’adoption par l’Union européenne du RGPD manifeste en revanche une certaine forme de résistance à cette logique de dissolution des droits fondamentaux dans les eaux glacées du calcul économique. Mais l’actualité donne aussi des exemples assez saisissants de l’emprise des idées véhiculées depuis plusieurs décennies par Posner. (...)

22/05/2018 : l’audition de Mark Zuckerberg devant le Parlement européen s’est finalement tenue en public. Il faut s’en réjouir, car c’est la preuve que la notion d’une vie privée « corporative » n’a pas encore pris pied en Europe… (...)