
Contre la marchandisation du soin et la criminalisation de la dénonciation : devoir de réserve, dépolitisation du travail et répression syndicale.
Le 19.04.20, le journal Le Parisien publie un article titré « À l’Ehpad de Livry-Gargan, les employés ont peur que le manque de moyens tue plus que le Covid-19 », dans lequel sont cités les propos d’Anissa Amini, représentante élue Syndicat Sud et aide-soignante de l’EPHAD Emile Gérard à Livry-Gargan, commune de Seine-Saint-Denis. Deux semaines plus tard, un entretien avec Anissa à propos de cet article et de la situation de l’EPHAD Emile Gérard est publié sur Révolution Permanente, le média du courant communiste révolutionnaire du NPA. Ces deux articles relaient les témoignages de la représentante syndicale, non seulement à propos des conditions de travail de ses collègues et d’elle-même, mais aussi des conséquences de la détérioration de ces dernières et de l’impact de celle-ci sur la qualité des soins proposés aux usager.es et du respect primaire de leur dignité humaine. De la même manière, Aziza, elle, se fait prendre en photo avec un masque FFP2 donné par les Brigades de la solidarité populaire, organisme associatif autogéré d’aide aux défavorisé.es. Les deux aides-soignantes sont convoquées pour la journée du 6 juillet à un entretien préalable à sanction disciplinaire avec invocation du non respect du devoir de réserve.
Dès 8h, le 6 Juillet 2020, des touches de violet et de vert fluo viennent s’ajouter à la palette limitée des paysages policés de ces banlieues nouvellement pavillonnaires et en voie de gentrification dont Livry-Gargan fait partie. (...)
Avant que ne puisse s’organiser l’espace et se diriger les regards, l’arrivée de la directrice de l’EPHAD, Mme Ombala-Strinati, accompagnée du directeur des services techniques mobilise l’attention de la quarantaine de soutiens présents :
Anissa, Aziza, on vous lâchera pas, 0 sanctions.
Les slogans couvrent timidement la voix de la directrice avant de s’éteindre. Celle-ci adopte la posture candide de l’ignorance : « je ne sais pas tout, j’étais en congé maternité pendant la période de cette crise et je souhaite m’entretenir avec Mme. Amini pour en savoir plus » peut-on entendre. La confiance en la sincérité de cette déclaration - juxtaposée aux formalités, enjeux et suites potentielles d’une réunion préalable à sanction disciplinaire - s’est mesurée aux rires nerveux et à la reprise des slogans de l’assemblée.
Face à ces réactions : le retranchement de la directrice dans l’EPHAD marque le début d’une suite de prises de paroles. (...)
Anissa Amini se permet un tour de micro. Habitante de l’Oise et familière des villages-clusters précurseurs du confinement national, l’aide-soignante déclare avoir mis en garde la direction de l’EPHAD du spectre planant d’une crise sanitaire pandémique à venir. Que ce soit à travers note de services (jugées insupportables), demande de mise en place d’un CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ou de nombreux appels, le silence et l’absence de réponse se fait la norme. Malgré les alertes de la représentante syndicales, la solidarité interne, l’absence totale de protections médicales, des premiers cas de suspicions émergent et le 19 avril, 7 décès sont à déplorer dans l’établissement. Dans les différentes prises de parole, sont salué.es –non seulement le personnel soignant mais aussi- les services de lingeries, de cuisine, le rare mais remarquable personnel administratif présent lors de la crise (notamment le directeur des services techniques fortement investi). Les dons, arrivées de matériel, le soutien et la présence de cadres de santé vantés dans le communiqué de presse de la directrice par Intérim Elsa Nicoise du 19 avril 2020 n’ont pris place qu’après la sollicitation des médias faite par Mme Amini.
De nombreuses interventions suivent celles d’Anissa, remontée dans l’établissement après sa prise de parole. (...)
La réalité de la France d’aujourd’hui c’est les sacs-poubelles en guise de surblouses dans les hôpitaux publics
Ainsi, M. Laporte avance l’inadmissibilité d’une mise en cause administrative et répressive d’un personnel ayant géré une guerre sans armes, guerre dont certain.es sont décédé.es, rappelle t’il.
Anne-Sophie Pelletier, autrice d’EPHAD, une honte française (Paris, Plon, 2019), députée européenne (France Insoumise) et aide médico-psychologique porte-parole d’une grève de 117 jours dans un EPHAD du Jura en 2017, s’exprime aussi pour soutenir Anissa et Aziza. (...)
De par son déroulement, les processus, outils et méthodes engagées pour installer un climat répressif de musellement, l’affaire opposant A. Amini, aide-soignante lanceuse d’alerte à la direction de l’EPHAD où elle travaille vient encapsuler une certaine tendance des politiques de répression du monde de la santé et des services publics. En effet, si le devoir de réserve revendique la protection de « la considération du service public par les usagers. » sous peine de pénalité ou condamnation, il est difficile de ne pas voir en son utilisation un outil de silenciation de travailleur.euses. Dans le cas de figure d’Anissa Amini, cette « violation du devoir de réserve » s’est faite la p (...)
De la France déchirée sous l’affaire Dreyfus, des caricatures à deux cases et des discordes dépeintes comme des dangers desquels se détacher, aux devoirs de réserves, aux chartes de confidentialité, à la criminalisation de la dénonciation et de l’alerte, du culte de la dépolitisation à la gloire des bonnes ambiances à ne pas gâcher en soirée, l’intérêt d’un devoir d’effusion semble se poser comme une nécessité. (...)