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Concentration des médias français : le bal des vampires
Article mis en ligne le 27 juillet 2019
dernière modification le 26 juillet 2019

C’est Patrick Drahi qui a ouvert le bal des concentrations importantes de ces dernières années, en acquérant, à l’été 2014, l’un des cinq quotidiens nationaux d’information générale encore existants : Libération. Un rachat dont nul ne s’était à l’époque indigné, bien au contraire : bien des médias avaient alors salué en Patrick Drahi… le sauveur de Libération [1].

Quelques mois plus tard, Drahi rachète la totalité du 5ème groupe français de presse magazine, Express-Roularta (L’Express, L’Expansion, le groupe L’Étudiant…), avant de s’octroyer le groupe NextRadioTV, un groupe plurimédia rassemblant entre autres BFM-TV et RMC, dirigé à l’époque par Alain Weill, qui intègre en bonne place la structure de Patrick Drahi. Notons, au passage, qu’Alain Weill sera nommé PDG de SFR, propriété du même Patrick Drahi, en novembre 2017 dans un concert de louanges orchestré par Les Échos, qui ne manque pas de vanter le « flegme », la « sobriété » et le « brio » de l’homme d’affaires, tour à tour qualifié de « travailleur acharné », « créatif » et, in fine... de « mini Drahi ».

Après le rachat de Drahi, tout s’accélère. La première fortune de France Bernard Arnault, déjà propriétaire des Échos, gobe Le Parisien et Aujourd’hui en France. De son côté, le milliardaire breton Vincent Bolloré s’empare de Canal + en prenant les rênes de sa maison mère, Vivendi, et réorganise avec la brutalité qui le caractérise les médias du groupe (...)

Le Groupe Le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier international…), cogéré par les grandes fortunes Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, acquiert 100 % des publications de L’Obs. À la mort de Pierre Bergé en septembre 2017, Niel et Pigasse se partagent ses parts. (...)

On a ainsi observé, en quelques mois, un vrai chamboulement du paysage médiatique, avec la constitution ou le renforcement de groupes détenteurs des titres variés dans différents types de médias : presse écrite, télévision, radio, sites Internet. Après une période aussi mouvementée dans le grand Monopoly des médias, on se pose volontiers cette question : qui détient les médias privés en France ? Le Monde diplomatique et nous-même y répondons par une infographie. On y compte un petit nombre de groupes se partageant la quasi-totalité des médias « traditionnels » (presse, radio, télé) de diffusion nationale, et leurs déclinaisons sur Internet. Pour la plupart de ces groupes, la branche « média » ne représente qu’une part seulement de leurs activités. (...)

Chaque groupe de presse régionale se retrouve ainsi en position de monopole sur plusieurs départements.

Cette frénésie de concentration appelle une première question : quels sont les facteurs qui expliquent une telle évolution ? (...)

Des causes qui touchent à deux facteurs : d’une part les bouleversements dans les modèles économiques des médias, conséquents au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ainsi qu’à la financiarisation du secteur des médias ; et de l’autre, les intérêts des grands propriétaires des médias en termes d’influence. (...)

un environnement conçu comme un marché, à l’échelle mondiale, régi par la loi de la concurrence (non faussée par un quelconque principe de régulation), où le capital a tendance à se concentrer entre un nombre de mains toujours plus réduit [3].

C’est dans cet environnement propice aux regroupements capitalistiques que s’inscrit l’économie des médias, avec les mêmes impératifs de rentabilité qu’ailleurs. Or, depuis le début des années 2000, une nouvelle donnée apparaît, essentielle, qui va bouleverser les activités du tertiaire en général et des médias en particulier : Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). (...)

les NTIC sont devenues la nouvelle poule aux œufs d’or des investisseurs, et des deux côtés de l’Atlantique, la course est lancée. Tant dans l’acquisition des « autoroutes de l’information » que dans celle des « contenus ».

Ainsi s’explique la double activité médias-télécoms de quelques-uns de nos magnats de la presse, souvent de jeunes premiers dans cet univers très fermé : Patrick Drahi ou Xavier Niel. (...)

Ainsi s’explique également la constitution de grands groupes multimédias en France et partout dans le monde, prêts à se livrer bataille sur la scène mondiale pour ramener dans leur giron parts d’audience (et de marché) et recettes publicitaires. (...)

Des éditeurs nationaux qui contrôlent par ailleurs une part croissante des sociétés de production de « contenus » en tout genre (films, émissions, etc.), comme Vivendi Universal, Lagardère, et Bouygues.

Du côté de la presse papier, dont les titres sont de plus en plus inclus dans de grands groupes multimédias, la même cause (les NTIC) a produit les mêmes effets, aggravés par la « crise de la presse » dont font état l’ensemble des économistes des médias depuis de nombreuses années. (...)

des revenus – soit par la publicité soit par les abonnements –, la solution à la crise paraît évidente : investir le web [6]. Et, entre 1996 et 2007, c’est l’ensemble de la presse papier qui s’engouffre dans la « révolution numérique » (Le Monde en 1996, idem pour Les Échos et Le Figaro en 2006).

Bref, une solution miracle, comme le suggère le rapport de l’ancien président de France Télévisions Marc Tessier au ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy en 2007. Mais un « miracle » qui nécessite de gros investissements pour des recettes incertaines, ce qui, dans un secteur en crise, n’est pas sans poser problème. Qu’à cela ne tienne, rassure Marc Tessier, il suffit que des « coopérations et des rapprochements puissent avoir lieu, qu’ils prennent la forme de projets communs, d’échanges et de participation ou de fusion et que les pouvoirs publics soient attentifs à ne pas gêner ces évolutions ». La messe de la concentration était dite, et n’a pas été, loin s’en faut, remise en cause depuis. (...)

Xavier Niel, fondateur de Free, déclarait-il sobrement en juin 2011 à propos de ses emplettes dans la presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » [8]

Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel, une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en ont en réalité pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés dans les rédactions, en d’autres termes, les « haut-gradés » des hiérarchies éditoriales. D’autre part, l’influence politique obtenue par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de dissuasion. (...)

Petites amitiés et gros conflits d’intérêts

Si la convergence entre les intérêts des industriels des médias et ceux des acteurs politiques est flagrante dans le cas d’un Bolloré, elle est tout aussi présente quoique moins visible en ce qui concerne les autres grands propriétaires. (...)

comme l’écrivent les Pinçon-Charlot dans leur dernier ouvrage, « quant à l’ami Xavier Niel, le second pilier économique du journal, par ailleurs propriétaire de Free et d’une grande maison dans le ghetto doré de la villa Montmorency, il ne lésine pas sur la brosse à reluire pour réaffirmer [à Emmanuel Macron] son soutien de la première heure et sa confiance en décembre 2018 sur Europe 1 : "On a un super président qui est capable de réformer la France. […] On a le sentiment qu’il l’a fait uniquement pour les plus aisés. Mais il est en train de faire des lois fantastiques." » (...)

Cette fraction de la bourgeoisie se retrouve tranquillement chaque mois au club de réflexion Le Siècle, qui rassemble non seulement les patrons des médias, les gros bonnets industriels et financiers et le gratin du monde politique, de « gauche » comme de droite, mais également le personnel journalistique le plus zélé (Arlette Chabot, PPDA, Jean-Marie Colombani, David Pujadas, etc.), qui y défend ardemment les intérêts de ses employeurs.

Comment s’étonner, dès lors, de l’absence de régulation par l’État en matière de concentration capitalistique dans le secteur des médias privés ? (...)

Notons pour conclure que si les gouvernements successifs ont pris grand soin de ne pas mettre son nez dans le business des médias privés, on ne compte plus leurs interventions dans l’audiovisuel public. (...)