
Quand quelques milliardaires possèdent l’immense majorité des médias français, il y a comme un problème. Surtout que le mouvement de concentration s’accélère. Et que certains d’entre eux, à l’image de Bolloré, impulsent clairement une ligne éditoriale réactionnaire – voire facho – aux médias grignotés.
Ce 19 janvier, devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans les médias, créée dans le but « de mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et d’évaluer l’impact de cette concentration sur la démocratie », c’est peu dire que le tout-puissant magnat Vincent Bolloré a décidé de la jouer modeste, petit entre les petits. Engoncé dans un smoking gris tristoune, mi-méprisant mi-feinteur, il enchaîne les déclarations soulignant que son groupe Vivendi est minuscule, se répète encore et encore, disque rayé : « Il est faux de dire que nous sommes tout puissants. Nous sommes tout petits. » (...)
Bateleur hypocrite et mauvais acteur, Bolloré semble ravi de tromper son monde en la jouant patron de PME projetant des slides mal fichus pour illustrer son propos. Son rôle délétère dans le paysage médiatique et politique ? une légende. L’expansion hors de contrôle de ce « nain » de groupe dont il est l’actionnaire majoritaire et qui est (notamment) en train de se construire via l’annexion d’Hachette un dangereux monopole dans l’édition française ? De la roupie de sansonnet au regard du paysage éditorial mondial. Ses nettoyages successifs de i-Télé (future CNews), Canal + et Europe 1 où les voix chouïa divergentes ont été jetées comme des malpropres ? Des racontars malveillants. Son rôle de propulseur de la fusée brune Zemmour qui truste les médias ? Des fadaises. D’ailleurs, son père a été résistant du temps de l’occupation nazie, ce qu’il prouve en sortant de sa poche (séquence émotion) un papier où de Gaulle félicite papounet – « Donc je pense que sur le plan de la démocratie et du reste, j’ai un ADN qui va bien. » Implacable.
En face, les membres de la commission sénatoriale bronchent peu. Les deux falots meneurs, soit le président Laurent Lafon (Union centriste) et le rapporteur David Assouline (Parti socialiste), tentent de le relancer et de timidement suggérer que peut-être, sait-on jamais, ce bon Bolloré, minimiserait son rôle dans le game politico-médiatique hexagonal tout en pratiquant un « management très directif »... Mais la comédie continue sur le même ton, Bolloré niant les évidences1 et s’amusant à balancer des formules comme : « On pourrait par exemple dire que je suis woke, [...] déconstructionniste » ou à expliquer que son groupe promeut des « talents » comme Bono, Marc Lévy ou Bernard-Henri Lévy et qu’il est donc vraiment très éloigné de toute idée de censure. Son mantra : « Notre intérêt n’est pas politique, il n’est pas idéologique, c’est uniquement un intérêt économique. » Puisqu’il le dit. (...)
Pantalonnades en série
Le lendemain, 20 février, c’est le patron de LVMH et homme le plus riche de France, Bernard Arnault, qui est convoqué par la commission, notamment en tant que patron du Parisien, des Échos ou de Radio Classique. Et la même rengaine reprend : les activités médiatiques seraient « marginales pour le groupe [qu’il] dirige ». Il apparaît d’ailleurs vite que l’homme, soupçonné d’avoir espionné le réalisateur et député La France insoumise François Ruffin2, serait en fait au service de la nation, essentiellement un mécène : « Notre relation aux médias s’inscrit dans cette démarche : investir dans les talents, dans l’innovation, insuffler de la créativité dans leur héritage patrimonial et un esprit de responsabilité dans leur gestion. » Tant de désintéressement émeut. (...)
De cette pantalonnade sénatoriale, toujours en cours à l’heure où ces lignes sont écrites, on pourrait longuement dévider le fil. Évoquer Patrice Drahi du groupe Altice, patron notamment de BFM et RMC, plus offensif, revendiquant le 2 février une concentration des médias accrue car elle serait favorable à l’intérêt général (...)
Si elle n’a en rien perturbé les milliardaires qui se partagent les médias, la commission sénatoriale en question a en revanche parfaitement mis en lumière une toile de fond vieille comme le capitalisme : arrogance et mensonges des puissants ; déni du politique, pourtant flagrant ; dévoiement des médias par mélange des genres et triomphe de ce que le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry dénonçait à la libération sous le terme de « presse d’industrie ». Mais si cela fait un bail que quelque chose est pourri au royaume des médias de masse, la situation actuelle est inédite à plusieurs niveaux. Qu’il s’agisse de l’ampleur du phénomène ou de la mainmise de milliardaires dont le joujou médiatique est loin d’être l’activité principale, une nouvelle étape semble avoir été franchie. (...)
Concentré de concentration
On cite souvent le précédent Robert Hersant pour rappeler que le phénomène de concentration n’est pas nouveau. Et effectivement, celui qu’on appelait le « papivore » et qui possédait tant de journaux nationaux – Le Figaro, L’Aurore, France-Soir – et régionaux qu’il en fit un bon mot – « Si vous croyez que j’ai le temps de les compter chaque matin ! » – ne faisait clairement pas dans la dentelle. (...)
Des décennies de contournement
Le 26 août 1944, le Conseil national de la résistance redéfinit les règles du pluralisme médiatique via une ordonnance, qui indique notamment : « La même personne ne peut être directeur ou directeur délégué de plus d’un quotidien. » Ce qui la motive : l’idée que l’information n’est pas un produit comme les autres, qu’il faut la tenir à l’écart de la spéculation. D’où cette autre disposition : un patron de journal ne peut se consacrer à d’autres activités économiques. Le bon sens. Sauf que l’ordonnance fait long feu, n’étant pas appliquée ou souvent contournée (...)
il faut (aussi) interroger l’inertie des pouvoirs publics en la matière. Et l’absolue inutilité du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel, devenu Arcom au 1er janvier 2022 7), qui s’est vu incapable de véritablement sanctionner un poids lourd du non-respect des règles de pluralité politique tel que CNews, où la tonalité brune est de rigueur : une petite amende de 200 000 euros quand Zemmour über-franchit les bornes en matière de racisme8, une mise en garde envers les émissions de Pascal Praud qui ne respecteraient pas « la diversité des points de vue », et basta. Bouh, Bolloré tremble…
Un géant pour nous sauver des géants
Une certitude : l’air du temps est plutôt à la non-intervention, en vue de préserver la grandeur de la presse et de l’audiovisuel français, ainsi que leur capacité à batailler contre les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ce qui passerait par la constitution d’empires privés déliés de contrainte réglementaire. En mode caricatural, c’est bien illustré par une tribune de Challenges datant du 4 octobre 2016 intitulée « Cette vieille loi qui pénalise encore les médias français face aux géants du web » (...)
Mais de manière plus mainstream, c’est la présidente de France Télévision Delphine Ernotte qui, dans un entretien au Figaro en août 2021, appelait de ses vœux « un futur paysage audiovisuel resserré dans chaque pays autour d’un grand groupe privé et d’un grand groupe public ». Ou la ministre de la Culture Roselyne Bachelot qui en octobre 2021 roucoulait devant le Sénat (décidément) : « Nous avons besoin de champions nationaux forts pour pouvoir investir massivement dans la création. » (...)
C’est pourquoi le lancement récent d’un collectif nommé « Stop Bolloré », regroupant nombre de médias9 et de personnalités diverses, apparaît comme une première étape dans une optique de résistance à la confiscation des médias par de dangereux boutefeux. (...)
Reste qu’il serait réducteur de se focaliser uniquement sur Bolloré et sa créature maléfique. « Le système Bolloré, ce n’est pas le système Zemmour, c’est la logique d’un empire médiatique mis au service d’une pensée qui trouvera facilement d’autres pantins pour la représenter », écrit Julia Cagé10. Et d’ajouter : « C’est tout un système qu’il s’agit de mettre à plat. » un chantier aussi vaste que nécessaire.