
« Non plus fixer et marquer le territoire, mais laisser faire les circulations, contrôler les circulations, trier les bonnes et les mauvaises, faire que ça bouge toujours, que ça se déplace sans cesse, que ça aille perpétuellement d’un point à un autre, mais d’une manière telle que les dangers inhérents à cette circulation en soient annulés » (Securité, territoire, population). C’est ainsi que Michel Foucault décrivait la fonction des derniers nés des technologies de pouvoir : les dispositifs de sécurité.
il faut reconnaître une certaine subtilité de nos démocraties biopolitiques dans l’art de perpétuer l’ordre social. C’est désormais à partir de la liberté des sujets, de leur droit à avoir des droits, et d’abord celui d’être écarté de toute menace, leur droit à aller et venir comme ils l’entendent, que se fonde leur pouvoir. « Métropole » est un des noms de ce nouveau pouvoir. (...)
Personne dans l’histoire n’avait vu, n’avait fait l’expérience d’existences comme les nôtres, où tout – de la naissance jusqu’à la mort en passant par l’amour, l’habitat, l’agriculture – est aménagé à l’aide de procédures, planifié avec des normes, si totalement, si finement. Nous sommes bien les premiers dans tous ces domaines. Nous nous serions bien passés de ce privilège. (...)
Depuis une dizaine d’années, les petits globes de surveillance ont fait leur apparition massive. Ce ne sont bien sûr pas les seuls dispositifs de sécurité dans une ville comme Lyon : digicodes, serrures, panneaux de signalisation & passages piétons, citoyens, patrouilles de flics qui sillonnent les rues, radars, parcmètres, vigiles associés aux nouvelles Zones de Sécurité Prioritaires, architecture à la Haussmann. Tout cela ne fait pas que s’ajouter à la ville, que la parsemer ça et là. Il n’y a pas la ville et certains dispositifs de sécurité en plus. Tout cela la reconfigure pratiquement. Tout cela tend à remplacer, à devenir la ville. (...)
« Il n’est pas de symptôme plus lugubre de la décadence. À mesure que Rome tombait en agonie, ses monuments surgissaient plus nombreux et plus gigantesques. Elle bâtissait son sépulcre et se faisait belle pour mourir » (un certain Auguste Blanqui, visionnaire en herbe). (...)
Petite parenthèse : dans la configuration sociale actuelle où l’horizon révolutionnaire de la plupart des grèves s’est évanoui au profit d’un « sauvons les meubles » général, le slogan révolutionnaire devient plutôt : « vivre en combattant ou mourir en travaillant ». (...)
Dans les métropoles contemporaines, où la plupart des déplacements sont sollicités par le travail – ou l’espoir d’en trouver un –, il apparait qu’une des manières de gouverner une population réside dans sa visibilité. Tout voir, être en capacité de pouvoir observer à chaque instant ce qui se passe sur son territoire, voilà le rêve de tout pouvoir. Désormais, que ce soit dans un supermarché, une cour de récré, une prison ou sur une grande place, la conception et la disposition de l’espace tendent inévitablement vers ce même but : qu’aucune zone d’ombres ne subsiste, que tout soit visible et transparent, les lieux comme les gens. Tel est le nouveau mot d’ordre qui s’incarne dans l’urbanisme moderne. (...)
Ce rêve d’omniscience du pouvoir vis-à-vis de sa population a été réalisé au cours des siècles par l’Église qui, du fait de son maillage territorial étendu, était en mesure d’exercer un droit de regard sur ses ouailles, sur leurs âmes et leurs conduites afin de les guider vers leur salut. Depuis que les églises ont abandonné cette fonction et qu’elles ne sont plus que des « lieux de patrimoine », c’est la métropole qui a pris la relève. C’est son agencement, ses grands axes, ses jardins aérés et ses éclairages diffus qui permettent ce déploiement inédit de la visibilité. On dira : l’impératif de visibilité s’est sécularisé. (...)
Les caméras sont bien la matérialité d’une certaine utopie politique : un espace homogène entièrement quadrillé, délimité et sans dehors. Le genre d’espace au sein duquel la vie contient à peu près autant de joie qu’un trajet dans les TCL aux heures de pointe. Mais cette utopie politique a ses revers : la forêt par exemple. La forêt ne se laisse pas délimité, elle est mouvante. À moins d’y habiter soi-même, on ne sait pas à l’avance précisément quels sont les peuplades et les tribus qui y ont élu domicile. C’est de tels espaces, rétifs à toute cartographie, dont ce sont naturellement emparés tous les persécutés de l’histoire : des communautés hérétiques aux bandits sociaux méridionaux et autres sorcières des siècles passés jusqu’aux communes de Notre-Dame-des-Landes et aux mouvements de guérilla. (...)
Entendons-nous bien : n’en déplaise à tous les collectifs de « défense de la vie privée », ce n’est sûrement pas Big Brother qui nous guette. Ce qui nous entoure, ce qui fait la matière de nos existences immunisées n’est pas une sorte de structure disciplinaire gigantesque avec un centre qui serait là pour surveiller à chaque instant ce que chaque individu fait, où il est, s’il est à sa place ou non. L’écueil gauchiste est de croire que les caméras sont les prémisses, les premiers signes d’un régime néo-fasciste. Tchao 1984 et sa critique d’une société totalitaire. Le théâtre des opérations où nous évoluons n’est pas celui-ci. Nous vivons autre chose dans les espaces vidéo-suveillés de la métropole lyonnaise. Nous sommes en face de quelque chose de bien plus fin, de légèrement plus pervers. Nous sommes face à un pouvoir plein de sollicitude, nous sommes face à un berger qui veut protéger ses troupeaux, et les protéger malgré eux si il le faut. C’est le pouvoir pastoral dans toute sa force. Malgré sa tête de Gollum, Gérard Collomb est un être foncièrement bienveillant.
20.1
Le geste politique n’est par conséquent pas de dénoncer la vidéo-surveillance comme un sale petit secret inavouable : les autorités se félicitent publiquement et continuellement du déploiement de nouvelles caméras de vidéo-surveillance, elles assument sans problèmes. Il réside dans la capacité à édifier des contre-mondes, des collectivités non-étatiques où les rapports de pouvoir ne soient plus ceux d’un berger pour ses brebis. (...)
Il n’y a pas de lutte particulière à mener contre la vidéo-surveillance puisque celle-ci est solidaire d’autres dispositifs déjà-là. Il n’y a qu’une lutte déjà entamée contre un monde, contre le Monde, et tous les rapports, toutes les choses, toutes les personnes qui le soutiennent. Les caméras en sont un élément. Dans leur déploiement comme dans leur utilisation, elles répandent un monde dont l’extrème pauvreté et les désastres répétés ne sont plus à démontrer. Nous avons en tête une autre idée de ce que doivent être des vies qui valent le coup. C’est tout.