
Le coronavirus contraint depuis peu nos déplacements, mais il oriente déjà aussi nos vies futures. Partout dans le monde, les pays touchés testent des technologies qui permettent de tracer les personnes infectées et celles qui sont en bonne santé. À l’horizon, une nouvelle organisation des libertés. Très surveillées.
« Nous sommes en guerre », a répété six fois Emmanuel Macron lors d’une allocution grave et solennelle, lundi 16 mars. Pas contre le terrorisme — en 2015, après les attentats, Manuel Valls utilisait le même vocabulaire belliciste —, mais contre le Covid-19, un « ennemi invisible » à combattre avec des armes qui le sont tout autant. Depuis, rien n’est plus tout à fait comme avant, entre décomptes macabres et attestation de déplacement dérogatoire. En format restreint, le Parlement a adopté un projet de loi coronavirus qui installe « l’état d’urgence sanitaire », suspend le temps et le droit du travail. « Il ne s’agit pas d’autoriser des perquisitions ou des assignations à résidence », a expliqué Édouard Philippe au Sénat, faisant allusion à l’état d’urgence, le vrai, celui de la France post-Charlie. Un peu tout de même, à l’heure de la continuité sémantique et du confinement. (...)
Depuis quelques jours, les initiatives se multiplient : Israël mobilise un programme de surveillance jusqu’ici clandestin afin de suivre sa population à la trace ; les États-Unis démarchent Facebook et Google pour des finalités sensiblement identiques ; l’Italie met à contribution ses opérateurs téléphoniques pour s’assurer que les habitants respectent le confinement ; l’Espagne déploie une application pour géolocaliser les personnes infectées par le Covid-19 (à Madrid, pour commencer) ; la Pologne impose des selfies aux individus en quarantaine sous peine de recevoir la visite de la police.
En France, même si un amendement visant à « faciliter les procédures imposées aux opérateurs dans la collecte et le traitement des données de santé et de localisation » a été rejeté, les opérateurs, Orange en tête, réfléchissent à une coopération avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui pourrait les obliger à déroger momentanément aux règles en vigueur. Quant à l’Elysée, il vient d’annoncer la création d’un Comité analyse recherche et expertise (CARE) de 12 chercheurs, qui accompagnera la réflexion des autorités “sur l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées". Il sera dirigé par la virologue et prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi. (...)
Comme le relève le député LREM Éric Bothorel dans un article de BFMTV, la collecte de telles informations n’a aucun sens si l’on ne pratique pas simultanément une politique de tests à grande échelle. Or le consensus scientifique autour de cette nécessité se raffermit de jour en jour, et le ministre de la Santé, Olivier Véran, a indiqué le 21 mars que la France devait « se préparer à faire évoluer rapidement sa stratégie [en la matière]. » Celle-ci pourrait se résumer en 3T : tester, tracer, traiter.
La délicate question de l’après
Dans ces conditions, c’est le modèle sud-coréen qui pourrait se généraliser : celui du contact tracing. Là-bas, en appui d’un dépistage massif, le ministère de l’Intérieur a déployé une application afin de piloter la quarantaine des personnes contaminées et celle des personnes avec qui elles ont pu être en contact. Grâce à cette approche extrêmement intrusive, le pays a par exemple identifié la « patiente 31 », qui aurait à elle seule infecté 1 160 personnes début février, entre un office religieux à Daegu et un buffet d’hôtel (comme l’explique une infographie très détaillée de Reuters).
En Europe, cette perspective se précise : des chercheurs d’Oxford assurent avoir modélisé un algorithme « très simple » pour pister le Covid-19 « tout en minimisant l’impact social et économique ». (...)
Alors que le confinement français sera sans nul doute prolongé, cette surveillance ciblée pose la délicate question de l’après, qui ne pourra pas être un simple retour à la normale. Dans une interview accordée au Monde le 20 mars, Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique sur le Covid-19, résume d’ailleurs assez bien cet enjeu, et l’impossible équilibre à trouver dans une démocratie (...)
Quand tous les constitutionnalistes de France s’avancent en terra incognita, comment trouver un modèle sanitaire cohérent qui respecte les droits fondamentaux ? (...)
L’enjeu est de taille. Inédit même. « Nous sommes confrontés à la plus grande menace sur les libertés de notre génération, assure Michele Loi. Le changement de normes imposé pour notre bien par le virus — ne plus sortir dehors — crée un danger de dévaluation d’autres valeurs, comme la vie privée. » Et le coronavirus de faire sauter les verrous juridiques et culturels, à commencer par celui du secret médical. En Corée du Sud, où l’on piste également les transactions par carte bancaire et les images issues de la vidéosurveillance, cette invasion de l’intimité n’a pas été sans conséquences sur le tissu social, quand les habitants se sont mis à se stigmatiser publiquement. L’occasion de rappeler qu’en 1916 le New York Times publiait le nom et l’adresse des personnes infectées par la polio dans ses pages intérieures. Imaginez en temps de Covid-19, avec la puissance virale des réseaux sociaux… (...)