
Vous êtes directeur d’un centre équestre et parent d’un étudiant handicapé précaire, et vous vous interrogez sur le prélèvement à la source ? Vous tombez bien, le gouvernement a déjà inauguré au moins sept numéros de téléphone pour vous.
A chaque mandat, l’exécutif semble pris d’une nouvelle manie. Sous Nicolas Sarkozy, il y eut le réflexe "un fait divers, une loi". Puis vint François Hollande et sa propension à multiplier les commissions, comités et autres observatoires. Et voici Emmanuel Macron, que certains contempteurs accusent d’être devenu le président des numéros verts. Parmi eux, le député communiste Sébastien Jumel, sur Twitter : "’Vous voulez enterrer un problème, nommez une commission’, disait Clemenceau. Vous voulez enterrer un problème social, créez un numéro vert."
Depuis 2017, l’Etat a lancé de multiples plateformes téléphoniques. (...)
Derrière ce souci affiché de tendre l’oreille aux Français, ces dispositifs répondent-ils toujours aux attentes ? Qui y a-t-il vraiment au bout du fil ? Franceinfo a passé des dizaines d’appels pour vous dévoiler l’envers du décor de certaines plateformes, à commencer par la plus importante d’entre elles, dédiée au Covid-19.
"La formation n’a duré qu’une demi-heure"
Notre exploration de la jungle verte débute à Romainville, en Seine-Saint-Denis. C’est là qu’a été lancé le numéro d’information sur l’épidémie de coronavirus : 0 800 130 000. Dès février, casque vissé sur la tête, des téléconseillers répondent aux inquiétudes naissantes. Objectif : désengorger le 15 en se chargeant des questions non médicales. (...)
"Ministère de la Santé, bonjour !" Ne vous fiez pas au message d’accueil : les téléopérateurs travaillent pour Sitel, l’un des leaders mondiaux des centres d’appels, détenu par la famille Mulliez (Auchan, Decathlon, Leroy Merlin…). Ses salariés n’ont jamais mis les pieds au ministère de la Santé mais sont "des conseillers spécialisés dans la gestion de crise", se vante la direction.
Au mois de mars, les appels explosent, d’autres entreprises rejoignent le dispositif et, malgré des renforts par centaines, certaines failles deviennent criantes. Durant les premiers jours du confinement, moins d’un appelant sur trois parvient à joindre un conseiller, selon les résultats d’un questionnaire de Que Choisir. Et quand l’appel aboutit, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous.
"Les gens sentaient bien qu’on n’était pas forcément compétents, raconte Jonathan, 22 ans, qui a travaillé pour ce numéro vert pendant trois semaines. Notre formation n’a duré qu’une demi-heure. On essayait de rassurer les gens mais sans maîtriser le sujet. Je répondais surtout que je ne savais pas. Il y a aussi eu des réponses de conseillers complètement incohérentes." (...)
"Macron a conseillé ce numéro en cas de difficultés psychologiques, alors que non, on n’était pas là pour ça, on ne savait pas gérer ça, et on se retrouvait débordés." (...)
Pour répondre aux inquiétudes des Français confinés, les voix du numéro vert ont pour principale ressource la page Informations Coronavirus sur le site du gouvernement – à laquelle le grand public peut librement accéder. Le contenu est riche et régulièrement mis à jour, mais cela ne suffit pas. (...)
Le numéro Covid-19, "une poule aux œufs d’or"
"La qualité de service a été moins bonne qu’elle aurait dû l’être, déplore Samira Alaoui, déléguée syndicale centrale CGT chez Teleperformance. Ça a été présenté comme une cellule d’experts alors que, derrière, il y avait beaucoup d’intérimaires sans la moindre expérience, surtout au début." (...)
Sept mois après son lancement, la ligne d’information sur l’épidémie est toujours active. Le volume d’appels s’est effondré au fil des derniers mois et Sitel reste la dernière entreprise mobilisée. "Les collaborateurs sont très contents de rendre service, c’est valorisant, assure un responsable syndical du groupe. Financièrement, nos dirigeants n’ont pas caché non plus que ce numéro était une poule aux œufs d’or." La direction n’a pas répondu à la demande d’interview de franceinfo.
Chez Teleperformance, plusieurs syndicats évoquent aussi un contrat "juteux", plus intéressant qu’un contrat classique. (...)
En juin, la multinationale a fait son entrée au CAC 40.
Du côté de l’Etat, la facture liée à la mise en place du numéro a été estimée à 9 millions d’euros pour les quatre premiers mois de service, selon des chiffres révélés, en mai, dans un rapport parlementaire.
Un numéro vert jugé fumeux après Lubrizol (...)
En octobre 2019, une semaine après l’incendie de l’usine Lubrizol, le gouvernement annonce le lancement du numéro vert 0 800 009 785 pour répondre aux inquiétudes des habitants de la région.
"J’ai tout de suite essayé d’appeler mais je n’ai eu personne, comme la plupart des gens autour de moi", se souvient Pierre-Emmanuel Brunet, président de l’association Rouen Respire. Les huit téléopérateurs mobilisés à Orléans ne peuvent pas suivre. (...)
Selon les résultats d’une consultation citoyenne menée par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’accident de Lubrizol, 91% des participants ayant fait appel à ce numéro vert se sont déclarés "insatisfaits".
"Une vaste blague", selon l’Unef
Même constat le jour du lancement du 0 809 401 401, le numéro spécial des impôts sur le prélèvement à la source. (...)
Un sentiment d’échec, c’est également ce qu’a ressenti Jérémy, 23 ans, après avoir fait appel au numéro lancé en janvier pour les étudiants précaires souhaitant une aide d’urgence. (...)
"Je m’attendais au moins à des pistes, à quelqu’un qui comprenne le problème", regrette Jérémy, qui, une fois son loyer payé, a traversé ce début d’année avec 63 euros par mois pour vivre.
Je suis sorti énervé de cet appel, qui n’a servi à rien, sauf à remuer le couteau dans la plaie. (...)
Derrière le numéro vert, "une nouvelle méthode"
"Ce n’est pas par téléphone qu’on règle la souffrance des gens", analyse Jean-Louis Garcia, président de l’Apajh, une des principales associations de soutien aux personnes en situation de handicap. En juin, le gouvernement a lancé le numéro vert 0 800 360 360 pour "faire cesser l’errance des personnes handicapées" et "les accompagner jusqu’à ce qu’elles aient trouvé la solution" à leurs problèmes.
"On est dans de l’affichage, ce n’était une demande ni des familles ni des associations", assure le septuagénaire. Il y voit "un outil" potentiellement utile mais ne s’en satisfait pas : "Si tant d’enfants en situation de handicap ne peuvent pas aller à l’école, ce n’est pas un problème de téléphone, c’est surtout un problème de moyens humains, de recrutement d’auxiliaires de vie scolaire et d’AESH [accompagnants des élèves en situation de handicap]." (...)
Quel regard le gouvernement porte-t-il sur le service rendu par ces nombreux numéros depuis 2017 ? Après les annonces de lancement, quel suivi de ces dispositifs assure-t-il ? Sollicités par franceinfo, les services du Premier ministre, ainsi que le ministère de la Santé, le ministère de l’Enseignement supérieur, le ministère du Logement et le secrétariat d’Etat à la Protection de l’enfance, n’ont pas donné suite à nos demandes répétées.